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Les trois facteurs (divin, ecclésiastique et humain), concourant à la Tradition sacrée, et les problèmes qui en découlent.

Chrysostome Konstantinides
Metropolite d'Ephèse †

La Tradition sacrée, telle que nous l'avons étudiée plus haut - soit en tant que notion théologique et en tant que réalité toujours vécue dans l'Église - est sans nul doute (comme la Sainte Écriture) le lieu de rencontre privilégié des trois facteurs fondamentaux et capitaux, qui sont directement liés au phénomène surnaturel de la Révélation divine et qui coexistent dans chacun de ses aspects : Le premier et le plus important est le facteur divin ou surnaturel . Puis vient le facteur ecclésiastique qui constitue la Tradition sacrée en tant que forme de la Révélation divine et en tant qu'enseignement articulé de l'Église - réalité qui n'existe que dans l'Église et par l'Église, et dont des fidèles appelés au salut prennent possession. Enfin, le facteur extérieur ou humain qui donne à la Tradition sacrée sa portée et sa dimension anthropologique. En outre, ce dernier facteur explique et justifie comment et pourquoi Dieu, ayant humainement parlé aux hommes dans la Révélation divine en général, se sert de tous les moyens et schèmes humains - personnes, institutions, écrits, situations vécues - pour transmettre et livrer aux siècles la vérité révélée ; mais aussi pour faire de cette vérité un enseignement ecclésiastique structuré et salutaire, exprimé dans les formes concrètes de la Tradition , que l'Église a connues et continue de posséder.

* * *

Par facteur divin ou surnaturel dans la Tradition sacrée, nous entendons Dieu Lui-même tout entier. C'est de Lui qu'émane toute révélation et enseignement, comme nous l'avons longuement exposé plus haut.

En abordant la question plus spécifique du facteur divin, il nous paraît important de mettre l'accent sur le caractère théocentrique de la Tradition sacrée. En effet, de même que la Révélation divine en soi est inconcevable en l'absence de l'élément divin et surnaturel ; par extension et analogie, la Tradition sacrée l'est aussi. Cette perspective théocentrique suggère, bien entendu, aussi la dimension trinitaire inhérente à la Tradition sacrée. Le Père par le Fils en l'Esprit Saint a parlé aux hommes dans la Révélation divine tout entière. Le Père par le Fils en l'Esprit Saint est aussi Celui qui perpétue auprès des hommes la vérité et l'enseignement salvateurs ; Celui qui assure par des moyens surnaturels, mais aussi des façons plus simples, la continuité et la cohérence des vérités livrées dans la tradition.

Ceci dit, deux notions fondamentales s'imposent : a) il n'existe qu'une seule et unique Révélation divine , portée à titre égal par l'Écriture Sainte et par la Tradition sacrée, toutes deux émanant du Dieu unique de toute chose ; b) du point de vue orthodoxe, ni l'Écriture seule ni la Tradition seule ne suffisent en elles-mêmes, en ce que ni l'une ni l'autre ne contient la totalité de la Révélation divine. La pleine expression de la Révélation divine en Jésus Christ c'est l'Écriture dans la Tradition .

Le première de ces deux notions est sans doute la plus importante.

Comme nous l'avons assez dit plus haut, l'Église n'a jamais opéré de différenciation substantielle entre Écriture et Tradition ou entre langage parlé et écriture - ni avant la formation définitive de la Règle de l'Écriture Sainte ni après. Jamais elle ne les a opposées comme deux sources différentes et rivales. Au contraire, elle les a toujours considérées comme l'unique voix de Dieu, communiquée aux hommes par la parole et l'écriture. Si l'Église a connu une situation antagoniste, ce n'est pas entre l'Écriture et la Tradition , mais entre la philosophie étrangère, les erreurs hérétiques et les enseignements impies émanant de faux prophètes et de faux docteurs - la sagesse de ce monde - et la vérité révélée dans son ensemble, la sagesse de Dieu, transmise oralement ou par écrit, et la seule susceptible d'expliquer et de résoudre tous les problèmes qui surgissent dans l'âme humaine.

Ce qui importe à l'Église ce n'est ni la forme ni le mode d'expression de la vérité révélée, mais la vérité elle-même . Les mêmes Pères défendaient donc la vérité révélée en Christ, qu'elle soit contenue dans l'Écriture ou léguée dans la Tradition. Ils soulignaient leur caractère parallèle, non pas dans le sens de deux cercles tangents, mais concentriques dont le centre est Dieu qui se révèle Lui-même.

Il est vrai que dès la fixation définitive de la Règle de l'Écriture Sainte, l'Église a considéré que l'Écriture contenait toutes les vérités salvatrices de la foi. Nous avons déjà développé ce point plus haut. Nombreux sont les Pères les plus éminents, tant en Orient qu'en Occident, qui en témoignent : les Apologistes, Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène, Cyprien, Athanase, Cyrille de Jérusalem, Jean Chrysostome, Jérôme, Cyrille d'Alexandrie, Augustin, etc. 1. Ces témoignages affirment la «suffisance» de l'Écriture Sainte, comme contenant toutes les vérités nécessaires au salut de l'homme. Ces Pères signalent toutefois aussi la grande contribution de la Tradition , prise dans son ensemble, à cette «suffisance» de l'Écriture. Ils insistent sur le point suivant : «Ce n'est qu'examinée à la lumière de la Tradition sacrée que l'Écriture s'avère dépositaire suffisante et complète des vérités chrétiennes. De ce point de vue, les Pères de l'Église qui, par ailleurs, mettent fortement en relief la Tradition en tant que source d'égale valeur à l'Écriture, ... qualifient l'Écriture de code complet de dogmes, entretenant un tel lien avec la Tradition , qu'ils sont considérés comme des témoignages scripturaires, tirés de l'Écriture sur la base de la Tradition par l'analyse ou par un autre biais» 2.

Il est vrai aussi, toutefois, que cette «suffisance» ne doit pas être prise dans un sens absolu, et que l'on ne peut considérer que l'Écriture à elle seule contient et embrasse la Révélation tout entière. Ce serait tout aussi absolu et faux que d'accepter que la Tradition à elle seule contient toute la Révélation divine et que, du point de vue chronologique et quantitatif, l'Écriture Sainte en dépend et provient comme un produit dérivé.

Ce qui nous amène au second des deux points posés plus haut.

Nous l'avons dit et souligné, comme le dit et le souligne la théologie orthodoxe, il existe une totale interdépendance entre Tradition et Écriture et toutes deux constituent des émanations égales et équivalentes de la Révélation divine. La Tradition est antérieure à l'Écriture, la parole et la prédication parlée précédant la transmission par écrit de la vérité révélée, «sans qu'on puisse dire que la Tradition fut puisée dans l'Écriture ou que l'Écriture épuisa complètement la Tradition» 3. «Sans la sainte Écriture, considérée comme la plus ancienne incarnation de l'Évangile, la doctrine ne pourrait se conserver dans toute sa pureté et sans la Tradition exacte, nous ne pourrions comprendre le sens profond des Écritures et nous ne les posséderions même pas. Tradition et Écriture constituent un tout unique» 4.

Dans la question ainsi posée, nous avons, pour ainsi dire, la réfutation de la «thèse» bien connue de la théologie protestante sur la Sola Scriptura , thèse suivant laquelle les Protestants voient dans l'Écriture Sainte la seule source de la parole. Ils affirment qu'elle contient toutes les vérités nécessaires au salut, «étant un code à la fois complet et suffisant de la foi chrétienne. Ils rejettent la Tradition en tant que source authentique et ne la tolèrent que dans la mesure où elle ne contredit pas l'Écriture, comme un bon guide, mais non infaillible, pour interpréter l'Écriture. Ils n'acceptent, en dernière analyse, comme dogme que ce que l'Écriture prescrit et enseigne explicitement».

Le principe de la Sola Scriptura comporte plusieurs aspects qui sont traités, du point de vue théologique, dans les manuels dogmatiques et symboliques orthodoxes. Nous ne faisons donc ici que les signaler sans les analyser plus en détail. Il s'agit : de discuter plus amplement et réfuter ce principe ; de clarifier la question de savoir comment et avec quelles variantes ce principe est respecté par les diverses Églises et Facultés de théologie protestantes, certaines définissant différemment le rapport entre l'Écriture et la Tradition  ; et, enfin, d'apprécier le retour en quelque sorte opéré par la Réforme à la notion et à la réalité de la Tradition , retour observé dans la pratique du moins, surtout au cours de cette dernière période.

En examinant, du point de vue de la théologie orthodoxe, la question du rapport entre Écriture et Tradition, nous affirmons, en accord avec l'enseignement orthodoxe en la matière, que le principe de la Sola Scriptura est erroné et inadmissible. Il est tout aussi critiquable que le principe opposé, entièrement traditionaliste, de la Sola Traditio.

Notre Église orthodoxe d'Orient part du principe que - pour reprendre les paroles d'Athanase le Grand - «assurément, les Saintes Écritures divinement inspirées suffisent à l'exposé de la vérité» 5. Elle ne rejette pas pour autant l'enseignement selon lequel, parallèlement à ces écritures «il y aussi de nombreux traités composés à cette fin par nos bienheureux maîtres ; celui qui les lira comprendra l'interprétation des Écritures» 6. Elle accepte que «parmi les doctrines et les proclamations gardées dans l'Église, on tient les unes de l'enseignement écrit et les autres on les a recueillies, transmises secrètement, de la tradition apostolique. Toutes ont la même force au regard de la piété» 7. Elle croit, avec saint Chrysostome, que «tout l'enseignement n'était pas dans la correspondance par lettres, que beaucoup de points étaient communiqués de vive voix et cet enseignement oral aussi est digne de foi. Par conséquent regardons la tradition de l'Église comme digne de foi» 8. Suivant saint Épiphane, elle pense qu'«il faut aussi se servir de la tradition ; car tout ne peut être tiré de l'écriture sainte ; c'est pour cela que les saints apôtres nous ont livré certaines choses dans les écritures et d'autres dans la tradition» 9. De ce fait, notre Église non seulement enseigne que l'Écriture et la Tradition sont d'égale valeur, comme nous l'avons déjà dit à plusieurs reprises, mais elle accepte que la Révélation divine et l'enseignement sans mensonge de l'Église s'expriment non unilatéralement «dans l'Écriture seule» ni séparément «dans la Tradition seule», mais «dans l'Écriture et la Tradition» ; l'Écriture étant appréhendée dans la Tradition , et la Tradition conservant son caractère inaltéré et le critère de sa propre vérité par l'Écriture et dans le contenu de l'Écriture («Scriptura in Traditio» et «Traditio per Scripturam»). De cette manière, la Tradition est «le mémoire explicatif parfait pour comprendre l'Écriture, clarifiant les points imprécis et obscurs, éclairant ceux qui, autrement, seraient imperceptibles à l'observateur ; et, en général, ouvrant les yeux, afin qu'ils perçoivent l'enseignement scripturaire non pas sous un angle étroit, mais d'un point de vue supérieur qui donne du tout une image fidèle et parfaite, et qui envisage les parties dans leur cohésion organique et leur accord unanime» 10.

De toute évidence, cette thèse orthodoxe, que nous venons de présenter succinctement, est un enseignement qui s'oppose tant au principe traditionaliste de la Sola Traditio qu'à celui, bibliciste, de la Sola Scriptura. Il ne s'agit pas, dans le contexte de la présente étude, de développer davantage cette position orthodoxe, ni de réfuter les conceptions relatives en la matière de la théologie catholique romaine et protestante. Quant à la formulation de l'enseignement définitif de notre Église orthodoxe d'Orient, enseignement qui porte, d'une part, sur l'une et unique Révélation divine - découlant du Dieu unique et contenue à titre égal dans l'Écriture Sainte et la Tradition sacrée - et, d'autre part, sur la suffisance de chacune de ces deux formes de la Révélation divine non pas séparément - dans l'Écriture seule ou dans la Tradition seule - mais des deux et en corrélation l'une avec l'autre, elle peut se trouver, nous semble-t-il, dans ce que nous avons exposé plus haut.

* * *

Venons-en à présent au deuxième élément, à savoir le facteur ecclésiastique dans la Tradition sacrée.

Nous avons déjà dit qu'il fait de la Tradition sacrée - à la fois en tant que forme de la Révélation divine et en tant qu'enseignement de l'Église ultérieurement articulé - une réalité dont les fidèles appelés au salut prennent possesion dans l'Église et par l'Église.

Le facteur ecclésiastique ainsi défini implique d'emblée la dimension ecclésiologique complexe de la Tradition sacrée. Il semble en particulier évident que la Tradition ne peut être conçue en dehors de son milieu naturel, à savoir l'Église comme institution divino-humaine. En effet, la Tradition n'est pas seulement un aspect de l'œuvre générale de Dieu, qui opère ad extra de façon révélatrice. C'est aussi une sorte de ministère surnaturel dans le monde qui, en raison de sa nature et de sa place, nécessite l'institution et les membres personnels de l'Église pour se manifester dans une forme concrète d'émanation de la vérité révélée et, en conséquence, de la foi et de l'enseignement salvateurs auprès des hommes.

Le caractère ecclésiologique de la Tradition sacrée soulève deux questions ecclésiologiques fondamentales, directement liées à l'enseignement de l'Église sur la Tradition  : a) le facteur des personnes concrètes qui, dans l'Église, donnent forme à la Tradition sacrée ; b) le critère d'autorité - qui n'est lui aussi en vigueur que dans l'Église - de la Tradition sacrée ainsi cristallisée et formée, notamment le critère de l'accord de foi des membres de l'Église (consensus fidelium) et de la conscience commune de l'Église (consensus Ecclesiæ) qui, chaque fois, se manifeste par l'acceptation de toute Tradition vraie et le rejet de toute Tradition fausse ou altérée.

L'une et l'autre question sont d'une importance majeure.

Concernant la première, nous remarquerons que :

Les personnes qui dans l'Église forment la Tradition sont justement celles qui, selon la conception ecclésiologique de la Tradition , sont dans la lignée du Seigneur et des Apôtres, à savoir les évêques et les pasteurs de l'Église, successeurs des Apôtres auxquels ceux-ci ont confié la parole de Dieu et qui, par ordre de succession depuis les Apôtres, sont liés au Christ, l'Unique Seigneur et porteur par excellence de la Révélation divine. Ces évêques et pasteurs ne sont pas envisagés séparément, en tant que responsables spirituels de leurs ouailles nombreuses ou peu nombreuses - car, même dans leur ministère et juridiction administrative étroite, ils ont aussi une responsabilité majeure dans l'Église, comme l'affirme saint Chrysostome : «le chef d'Église ne doit pas s'inquiéter seulement de l'Église qui lui a été attribuée par l'opération de l'Esprit, mais de toute Église se trouvant dans le monde» 11. Ils sont, au contraire, essentiellement considérés dans leur ensemble, comme constituant le collège sacré des évêques, réunis en concile pour se prononcer sur des questions de foi et de vérité.

Cette double considération ecclésiologique met en relief les deux principes ecclésiologiques fondamentaux liés à la Tradition  : d'une part, la succession apostolique ; d'autre part, l'institution de l'Église qui, par l'intermédiaire de ses évêques, se réunit et se prononce en concile .

La succession apostolique constitue incontestablement le facteur le plus important dans la Tradition sacrée. Il n'est pas exagéré de dire que sans la succession apostolique dans l'Église il n'y aurait pas de Tradition vraie et exempte de mensonge ; pour la simple raison que, sans la succession des personnes, il n'existe pas de succession ininterrompue de l'enseignement. La vérité révélée n'est concevable, comme intégralement et fidèlement sauvegardée et transmise dans les siècles, que dans la succession à la fois des personnes et de l'enseignement.

Plusieurs théologiens orthodoxes ont examiné le rapport interne, voire le rapport d'identité, qui régit les notions de succession apostolique et de tradition. Ils ont tous clairement souligné que ces notions «constituent en substance le contenu d'une et même réalité, la fidélité de l'Église à la Révélation faite par Dieu, et surtout par le Seigneur, à travers les Apôtres» 12. D'ailleurs nous savons bien que la succession des personnes dans la succession apostolique - conçue dans ce sens - et la succession de l'enseignement - appelée aussi succession interne à l'Église - sont des notions et des réalités constituant les prémisses l'une de l'autre et certifiant l'une l'autre. Car, la succession apostolique des personnes garantit l'apostolicité de l'enseignement, tandis que la succession interne de l'enseignement est la base théorique et le critère objectif de la succession apostolique. Toutes deux constituent des caractéristiques et des conditions sine qua non pour qu'une Église soit réellement vraie et orthodoxe en matière de foi, et conforme à l'Église une et primitive, tant qu'elle préserve dans son corps ces deux formes de succession, des personnes et de l'enseignement 13.

Il apparaît alors clairement que la Tradition sacrée non seulement est liée à la réalité de la succession apostolique, mais qu'elle ne peut être conçue en dehors d'elle, comme nous l'avons déjà dit.

Cependant la Tradition sacrée est aussi étroitement liée à une autre réalité : celle de l'institution de l'Église qui, par ses évêques, se réunit et se prononce en concile. D'autant plus que la succession apostolique, en tant que prémisse de la Tradition - comme nous l'avons signalé plus haut - est, à proprement parler, une institution qui suppose directement la hiérarchie, l'évêque - en tant que personne concrète dans l'Église - et surtout les évêques - au pluriel - en tant que collège de successeurs des Apôtres. Étant dans la lignée des apôtres, dont ils tirent l'origine par succession, les évêques assurent la continuité de l'enseignement dans la foi et la prédication ; et ce sont eux qui de facto incarnent la pérennité de la Tradition. Citons Pierre Moghila qui, dans sa Confession, souligne que les évêques «après leur ordination en vertu d'une succession ininterrompue, possèdent le pouvoir d'enseigner les doctrines salvatrices, ce à quoi ils sont destinés» 14.

Tous les membres de l'Église, en son sein, sont porteurs de la vérité révélée et partagent la responsabilité de garder pour toujours cette vérité entière et inaltérée. C'est un enseignement évident. Nous y reviendrons plus en détail à propos du témoignage de ladite conscience commune de l'Église dans la Tradition. Outre ce principe ecclésiologique général, il existe aussi une réalité indéniable dans l'Église qui - en tant qu'institution infailliblement possédant, préservant et sauvegardant la vérité entière et inaltérée, léguée à elle, ainsi que l'enseignement et la foi salvateurs - dispose aussi d'une instance «canonique» et «régulière» pour exprimer l'enseignement et la vérité dont elle est la gardienne. Cet organe est le Concile, institution établie par son divin Fondateur en la personne des Apôtres et, par la succession apostolique sacramentelle, en la personne des évêques successeurs des Apôtres. Cela aussi est évident. En outre, les évêques, en tant que membres d'un corps - la hiérarchie ecclésiastique - doivent être considérés, non pas comme des individus séparés, mais comme un ensemble canoniquement constitué, vérité qui ressort de ce simple raisonnement : tous ont reçu la même grâce ; tous sont liés à la même assemblée des Apôtres et, à travers eux, à l'unique Seigneur et fondateur de l'Église ; et tous sont également chargés d'une seule et même responsabilité et mission qui consiste à annoncer et à léguer le dépôt de la parole et du mystère. Certes, ils exercent cette tâche - comme nous l'avons déjà dit - séparément et personnellement. Mais ils sont d'autant plus des organes fidèles et authentiques de leur Mandant qu'ils partagent tous la même foi et la même vérité, sans jamais s'écarter de la vérité révélée, une et intégrale, reçue par eux en leur qualité de successeurs des Apôtres.

Nous disons donc que s'il est nécessaire à la Tradition que les évêques se réunissent et prennent des décisions ensemble, il est tout aussi nécessaire à l'Église que l'institution du concile elle-même existe. Les Pères soulignent à plusieurs reprises cette réalité - la prise de décisions par les évêques de l'Église réunis en concile - non simplement dans un sens ecclésiologique, mais au regard de la caractéristique principale de l'Église qui est une institution possédant et perpétuant la vérité révélée dans sa tradition et son enseignement. Ainsi, saint Chrysostome dit qu'«on [ l'évêque] ne peut rien faire par soi-même» et qu' « on [les évêques] est d'autant plus honoré qu'il y plus de monde qui vous entoure [assemblée conciliaire]» 15. Cyrille d'Alexandrie rappelle, quant à lui, que «dans les questions théologiques et ecclésiastiques, c'est l'avis des saints Pères et du concile sacré qui fait autorité» 16.

Cela souligne assez, nous semble-il, la vérité selon laquelle la Tradition sacrée - dans la perspective du facteur ecclésiastique qui opère en elle - est essentiellement liée à la réalité de l'institution de l'Église qui se réunit et se prononce en concile, notamment en Concile œcuménique ; d'autre part, à travers cette institution, la Tradition est naturellement liée à l'autre réalité ecclésiologique, celle de la succession apostolique. Ces deux réalités ensemble mettent en relief la notion de l'autorité dans l'Église («auctoritas Ecclesiæ»). Pour l 'orthodoxie , l'autorité n'est concevable que par l'Église, se prononçant par l'intermédiaire de ses évêques en concile œcuménique sur des questions de foi et de vérité.

Venons-en à la deuxième question soulevée par la conception ecclésiologique de la Tradition sacrée, à savoir l'élément d'autorité qui dans l'Église a le pouvoir de cristalliser et former la Tradition - notamment sous la forme concrète du critère du consensus fidelium ou consensus Ecclesiæ .

Il existe un rapport étroit et substantiel entre la Tradition sacrée et le consensus Ecclesiæ . Si donc - comme nous l'avons déjà dit - toute notion d'autorité dans l'Église émane de l'institution de l'Église s'exprimant et se prononçant à travers ses évêques réunis en concile œcuménique sur les questions de la foi et de l'enseignement, le critère suprême de vérité de l'autorité ecclésiastique - ainsi conçue et valorisée - réside aussi dans ce facteur important du consensus Ecclesiæ : «l'opinion unanime du clergé et du peuple», le consensus du plérôme entier de l'Église. Ce consensus, bien «qu'il ne puisse pas se manifester organiquement» - selon une remarque pertinente - constitue la puissance suprême, supérieure aux conciles œcuméniques eux-mêmes, auxquels l'attribution finale du qualificatif d'œcuménique ne dépend pas de leur réunion en tant que tels (œcuméniques) mais de la reconnaissance de leur œcuménicité par la conscience de l'Église» 17.

Il s'ensuit que, si la hiérarchie - en tant qu'institution liée par succession aux Apôtres et au Seigneur, d'une part, et en tant que corps constitué chargé de sauvegarder et de léguer la foi et l'enseignement de l'Église, d'autre part, - est nécessaire à la constitution, la cristallisation et la formulation de la vérité révélée, portée par la Tradition sacrée, la réalité parallèle du consensus Ecclesiæ, en tant que consensus de foi des membres de l'Église, s'avère tout aussi nécessaire à la Tradition.

Toutefois, le consensus Ecclesiæ n'est nullement considéré comme étranger à l'Église, différent ou indépendant d'elle, lorsque celle-ci se prononce officiellement à travers ses pasteurs. Il est appréhendé comme témoignage cohérent au sein de l'Église de la même vérité révélée, ainsi que de l'enseignement et de la foi unanimes de l'Église ; de sorte que ni l'autorité ecclésiastique n'est concevable sans le consensus Ecclesiæ, ni ce dernier sans l'Église qui a autorité de trancher en matière de foi.

Amilkas Alivizatos explique parfaitement cette double réalité lorsqu'il procède à une analyse plus poussée de sa définition de la «conscience ecclésiastique». Il précise que «deux éléments sont nécessaires pour former la conscience de l'Église qui doit d'abord concevoir, être disposée et agir , dans l'exercice de son ministère pastoral, de façon à créer une conscience ecclésiastique par le truchement d'un enseignement en tout point authentique, exact et loin de toute perversion et altération qui déformerait l'esprit et la substance de l'orthodoxie  ; elle doit ensuite, une fois cette conscience créée, exercer sur elle une surveillance vigilante et s'efforcer de maintenir la stabilité, dans le bon sens du terme, qui sied à l'Église» 18.

Cela signifie qu'au sein de l'Église, Tradition et consensus Ecclesiæ vont de pair ; qu'en chaque instant la première est contrôlée par le second, alors que celui-ci est imprégné et étayé par la première afin de demeurer sensible à toute fluctuation de la Tradition et prêt à réagir contre une éventuelle déviation vers toute forme d'erreur ou d'altération de la vérité.

La Tradition sacrée ne constitue donc pas seulement une somme de notions, mais un ensemble cohérent de vérités surnaturelles, procédant de Dieu, transmises de vive voix dans l'Église et formées, selon l'élément humain, sous l'inspiration et la grâce du Paraclet. De même, le consensus Ecclesiæ n'est pas seulement le produit d'un enseignement dicté aux membres de l'Église, mais le résultat à la fois de l'action concrète et de l'activité didactique et kérygmatique de l'Église qui, dans son ministère pastoral, prépare et consolide leur foi consciente. Il est, d'autre part, le résultat de l'opération surnaturelle du Paraclet dont la grâce ouvre les yeux de l'âme, éclaire l'intelligence et pousse l'homme intérieur à prendre connaissance des vérités révélées, à les comprendre et à avoir foi en elles, selon le rôle assigné à chacun au sein de l'Église, afin que les hommes accèdent «à toute la vérité» Jn 16,13), afin que les fidèles dans l'Église, par leur unanimité, constituent un corps sous un chef, l'unique Seigneur et Dieu.

Il en découle que la conscience commune est un attribut de l'Église, qui ne réside pas dans chacun de ses membres envisagés séparément, mais qui se forme et se développe dans son corps entier. Et de même que la Tradition est une réalité universelle pour la Révélation divine dont l'Église est le dépositaire, de même la conscience commune est une fonction universelle dans l'Église, en tant que consensus de l'ensemble des fidèles sur le contenu de la Tradition et de l'enseignement de l'Église.

* * *

Le troisième et dernier facteur de la Tradition sacrée, soit le facteur humain ou extérieur, comme nous l'avons dit plus haut, est celui qui confère à la Tradition sacrée sa portée et sa dimension anthropologique ; celui qui explique et justifie la raison pour laquelle Dieu s'est servi de tous les moyens et schèmes humains - personnes et institutions, genres d'expression orale, monuments écrits et situations vécues au sein de l'Église - qui ont contribué à transmettre et à léguer la vérité révélée, et, avec le temps, à lui donner la forme d'une vérité ecclésiastique articulée selon les genres connus de la Tradition dans l'Église.

En effet, ce facteur extérieur ou humain, couvre, à proprement parler, tout ce qui, dans le domaine de la Tradition sacrée, relève directement de l'élément humain. Comme nous l'avons dit plus haut, la personne humaine, sujet et objet à la fois de toute la fonction de la Tradition , est incontestablement celui par qui et pour qui la Tradition existe. Il joue donc un rôle définitif dans la formation et l'expression de la Tradition , ainsi que dans son développement et sa transmission de proche en proche.

Cette l'intervention si importante du facteur humain - toutefois indisociable des deux autres facteurs, divin et ecclésiastique - ressort des caractéristiques nécessaires à la Tradition , à toute Tradition dans l'Église, pour qu'elle soit vraie et droite.

De ce point de vue, Vincent de Lérins décrit et analyse parfaitement toute la dimension anthropologique de la Tradition sacrée. Ce Père de l'«âge d'or» de la littérature chrétienne a principalement traité la question de la Tradition sacrée et l'a définie en détail. Il en a cristallisé le contenu dans sa formulation classique de la Tradition qui, depuis, constitue «le canon lérinien» déterminant le fond de la Tradition , surtout dans sa dimension humaine ou, pour mieux dire, sous l'angle de la foi humaine et de son acceptation par l'homme.

Dans son ouvrage Commonitorium , il précise en effet ce qui est réellement vrai et exempt de mensonge dans la tradition de l'Église : «Dans l'Église catholique même, il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous. Car n'est vraiment catholique, au sens fort terme, que ce qui saisit le caractère universel de toute chose. Il en sera ainsi si nous prenons comme critère l'œcuménicité, l'antiquité et l'accord unanime» 19.

Le contenu ainsi défini de la Tradition sacrée comporte trois caractéristiques fondamentales que le Père souligne : l'universalité («ubique»-«universitas»), l'ancienneté («semper»-«antiquitas») et l'accord ou l'unanimité de ceux qui l'acceptent («ab omnibus»-«consensio»). Toutes trois renvoient naturellement au facteur humain et à lui seul.

En effet, remarquons d'emblée que Vincent de Lérins, en énonçant ces trois caractéristiques de la Tradition sacrée, ne se réfère nullement à la question de l'autorité dans l'Église ni au facteur du concile (œcuménique ou autre), encore moins à l'évêque de Rome («Magisterium romanum»). D'ailleurs cela explique pourquoi le canon lérinien n'est pas entièrement accepté par l'Église catholique romaine qui le considère insuffisant, inadmissible et inapplicable du point de vue ecclésiologique, réaliste et scientifique.

Certes, la partie orthodoxe avoue aussi qu'il est difficile de déterminer exactement les critères introduits par ce Père dans la Tradition («partout», «toujours» et «par tous»). Mais ce n'est pas une raison pour rejeter la définition, d'autant qu'elle est la seule à rendre compte, comme nous l'avons dit, de la présence du facteur humain dans la fonction réellement grandiose - dans sa dimension à la fois surnaturelle et ecclésiologique - de la Tradition sacrée.

Indépendamment de tout cela, il convient de préciser certains aspects de la présence du facteur humain dans la Tradition telle que la souligne «le canon lérinien» :

1. Dans la définition précitée du contenu de la Tradition l'expression «ce qui a été cru partout, toujours et par tous» signifie qu'est valable, attesté extérieurement et que possède le critère de vérité le plus palpable pour l'homme ce que les hommes ont cru comme vrai, exact et droit «partout, toujours et unanimement». C'est dans cette croyance ferme et unanime que réside l'attestation de la vérité de ce qui est cru. Par conséquent, la vérité dans la Tradition coïncide, du moins extérieurement, avec la triple fonction psychique et noétique de l'homme : parce que l'homme croit et accepte une chose comme vraie partout, toujours et unanimement, cette chose s'avère vraie d'elle-même.

Évidememment dans cette démarche de réflexion, nous avons une inversion curieuse, mais néanmoins vraie des termes «Tradition» et «homme croyant» : alors que c'est la Tradition en tant que telle qui devrait contrôler l'homme sur la rectitude de la foi et la vérité, c'est l'homme qui, en croyant à quelque chose «partout, toujours et unanimement», détermine la vérité et l'exactitude de sa foi, c'est-à-dire du contenu de la Tradition. Ainsi , de même que celui qui ne croit pas suivant la Tradition est considéré comme hérétique et opposé à l'orthodoxie («Celui qui ne croit pas suivant la tradition de l'Église catholique [ ... ] voilà l'incroyant» dit Jean Damascène) 20, de même la Tradition qui n'est pas crue «partout, toujours et par tous» n'est ni vraie ni orthodoxe.

2. Autant le contenu de la Tradition est ancien, universel, cru et confessé par tous, autant cette Tradition est liée à la source première de la Révélation , le Seigneur. Cela signifie que l'un des facteurs, grâce auquel la vraie Tradition remonte aux Apôtres et au Seigneur, est celui de l'homme croyant.

Certes, nous n'affirmons pas que ce facteur est le seul à constituer le critère de vérité dans la Tradition. La Tradition - nous l'avons exposé en détail - est, à proprement parler, objectivement vraie et sûre, étant d'origine divine et ecclésialement garantie en l'Esprit Saint. Cependant, ce facteur humain est certainement le plus extérieur, mais en même temps le plus réellement certifié, car, en dernière analyse, il repose sur l'élément fondamental de la foi humaine.

Cela signifie que dans l'Église, ainsi que dans le domaine de la Tradition , doit exister le «souci» fondamental de prouver que toute v érité tirée de la Tradition est vraie non seulement objectivement, autrement dit selon son critère divin et ecclésiastique, mais aussi subjectivement, en la soumettant au critère de «ce qui a été cru partout, toujours et par tous».

3. Il ne fait pas de doute que le «creditum est» est une caractéristique purement anthropologique. C'est l'homme qui croit au contenu de la Tradition dans l'Église. Dans cette foi, il n'y rien d'aussi humain et de plus conventionnel que le «partout», «toujours» et «par tous». Cependant, à travers ces présupposés anthropologiques, se manifeste toute la dimension ecclésiologique, pneumatologique, voire divine et surnaturelle de la Tradition. Mais n'est considéré comme Tradition vraie que «ce qui a été cru partout, toujours et par tous» , et de surcroît («partout, toujours et par tous») au sein de l'Église, sous l'inspiration et la direction de l'Esprit Saint qui demeure en l'Église, et en tant que vérité révélée par Dieu. Toute autre notion ou conception, crue par les hommes d'une autre manière, n'est pas la «Tradition». Il s'ensuit que la Tradition sacrée, dans la mesure où elle est divine, apostolique et ecclésiastique, est aussi humaine ; et réciproquement, dans la mesure où elle est crue correctement, intégralement et invariablement «partout, toujours et par tous», elle s'avère comme la Tradition dans l'Église.

Telles sont les caractéristiques de la Tradition dans sa dimension anthropologique. Le «canon lérinien» définit sans doute parfaitement ce facteur humain dans la Tradition sacrée.

Si nous examinons à présent les moyens humains de manifestation de la Tradition sacrée, nous voyons que tout ce qui a été cru partout, toujours et par tous a réellement revêtu certaines formes concrètes d'extériorisation, de présentation, d'expression et formulation humaine, que nous pouvons définir comme suit :

•  les formulations officielles et les confessions de foi de l'Église ;

•  les interprétations autorisées et authentiques de l'Écriture ;

•  les décisions, les définitions dogmatiques et les credos des conciles œcuméniques ;

•  les institutions, coutumes et actes du culte ; et

•  les doctrines et autres exposés des Pères de l'Église en accord les uns avec des autres («consensus Patrum»).

Nous pourrions y ajouter d'autres formes de la Tradition - que certains des théologiens orthodoxes contemporains considèrent comme étant nombreuses - en soulignant, outre ce qui vient d'être énuméré, toutes les traditions ecclésiastiques extérieures et de forme plus générale. Parmi celles-ci citons en exemple, les canons des conciles locaux cités au concile quinisexte in Trullo, les monuments historiques et archéologiques de l'Église ancienne, etc. 21.

En analysant chacun des points précités, nous pouvons faire les remarques suivantes :

Il serait superflu de discuter l'importance des formulations officielles et des confessions de foi de l'Église ancienne. Que ce soit des confessions de foi baptismales 22, des libelles de foi de martyrs, etc. (Polycarpe de Smyrne, Perpétue, Félicité, etc.), des confessions ecclésiastiques d'autres formes, elles constituaient des formulations et des professions de la foi chrétienne concises. Avec le temps, elles ont fait l'objet d'améliorations ou de développements, de sorte qu'elles constituent depuis un type concis de confessions de foi dans l'une ou l'autre Église. Cyrille de Jérusalem exprime cette réalité dans ses catéchèses, lorsqu'il dit : «Tous en effet ne peuvent lire les Écritures ; les uns sont empêchés par leur inculture, les autres par leurs affaires, de la (bien) connaître [ ... ] nous enfermons dans ces quelques versets tout l'enseignement de la foi [ ... ]. Retenez cette (foi) et n'en recevez plus d'autre en dehors d'elle [ ... ] pas plus si un ange ennemi, transfiguré en ange de lumière, tentait, de vous égarer» 23.

Quant aux interprétations autorisées et authentiques de l'Écriture et leur importance dans la formation de la Tradition 24, nous n'avons rien à ajouter à ce qui a été dit plus haut à propos de la formation du Canon définitif du Nouveau Testament , à propos du rapport entre Écriture et Tradition et à propos de la suffisance de l'Écriture. Nous citerons simplement encore Vincent de Lérins lorsqu'il énonce le principe exégétique suivant : «le Canon divin doit être interprété selon les traditions de l'Église universelle et les règles du dogme catholique» 25.

Il ne fait pas de doute que, parmi les formes de la Tradition sacrée, cristallisée dans l'Église, les décisions, les définitions dogmatiques et les symboles (credos) des conciles œcuméniques jouissent d'une autorité majeure et incontestable. Ils contiennent une grande partie de la Tradition apostolique - progressivement incorporée - et plusieurs vérités de la foi de l'Église qui y ont été développées et définitivement formulées. Il suffit, à notre avis, de citer ici le cas du I er concile œcuménique réuni à Nicée au cours duquel, en définissant le dogme de l'éternité sur la divinité de la Deuxième Personne de la Sainte Trinité et en décrétant le terme «homoousios» (consubstantiel) dans le dogme christologique, les Pères conciliaires l'ont mandé à leurs Églises en disant que c'était «la foi de l'Église et la Tradition des Pères» 26. Saint Athanase, quant à lui, lorsqu'il parle plus spécialement du terme consubstantiel, remarque : «voilà que nous avons démontré que la même pensée a passé de Pères en Pères...». Ailleurs, en analysant le travail du I er concile œcuménique, il écrit que les Pères dans des questions de foi, usant d'un langage absolument affirmatif, n'ont pas simplement écrit «ainsi nous croyons», mais plutôt : «... ainsi croit l'Église catholique et aussitôt ils confessèrent comme ils crurent pour montrer que leur opinion n'est pas chose nouvelle mais apostolique et que ce qu'ils écrivirent n'avait pas été trouvé par eux, mais était ce qu'enseignèrent les Apôtres» 27. D'ailleurs, les conciles œcuméniques proclamaient toujours que la foi chaque fois exposée par les Pères conciliaires était identique à la foi des Apôtres. La formule utilisée par le VII e concile œcuménique dans sa définition dogmatique («horos») est caractéristique à ce propos : «... ayant recherché et discuté avec toute la rigueur et suivant le gardien de la vérité, nous n'avons rien soustrait, nous n'avons rien ajouté, mais nous avons conservé intact tout le bien de l'Église catholique ... Ainsi, en effet, se renforce l'enseignement de nos saints Pères, à savoir la tradition de la sainte Église catholique . Ainsi nous suivons Paul qui a parlé dans le Christ et toute l'assemblée divine des apôtres et la sainteté de nos Pères en tenant fermement les traditions que nous avons reçues ...» 28.

La praxis de l'Église et la théologie ont souligné à maintes reprises que la Tradition marque de son empreinte les institutions, les coutumes et les pratiques, ainsi que les paroles du culte divin. Il est bien connu que les actes cultuels, en particulier les sacrements et notamment la divine Eucharistie, sont le lieu par excellence de la conservation et de la transmission de la Tradition de l'Église vivante et sans cesse renouvelée. On y trouve le culte actif, le mystère chrétien actif, qui constitue la confession de foi la plus naturelle et la plus réelle. Car l'Église, appose sur son culte, sur la célébration de ses sacrements, le sceau de sa foi, foi qu'elle révèle, exprime, professe et loue - souvent de manière plus expressive que les formules abstraites des dogmes et des normes de l'Église - la vérité révélée, et de surcroît massivement, par le plérôme tout entier de l'Église, suivant le principe devenu célèbre : «lex orandi lex credendi» 29.

Yves Congar fait une remarque pertinente en disant : «Or, l'autel et la chaire sont deux lieux différents de la communication du salut dans l'Église. La Tradition est gardée et communiquée par l'autel comme par la chaire. La chaire - parole écrite et même parole parlée - communique une connaissance par la voie de signes spéculatifs, de formules ; l'autel communique le corps même de la réalité sous des signes qui la contiennent ou en produisent le fruit. Une communion spirituelle, intentionnelle, est mesurée par ma ferveur et se cherche sur la base d'une représentation ; la communion réelle permet au mystère d'opérer, bien au-delà de mes projets, selon le réalisme de ce don définitif, de cette ultime venue, que Dieu a faits en venant corporellement à nous, en nous donnant son corps [ ... ]. Dans le sacrement, on reçoit, on tient et on transmet plus qu'on ne saurait exprimer et comprendre [ ... ] la liturgie procède simplement, avec l'assurance de la vie, à l'affirmation de ce qu'elle fait et du contenu de ce qu'elle livre en le célébrant» 30.

Mais indépendamment de ces réflexions qui font une évaluation plus spirituelle des données liturgiques dans la Tradition sacrée, l'Église a incontestablement proclamé à plusieurs reprises et a montré dans la réalité l'importance qu'elle accorde depuis toujours aux données liturgiques. Les Pères ont souvent démontré la dépendance de leur enseignement et de l'Église vis-à-vis de la pratique liturgique. Ainsi, Basile le Grand dans sa pneumatologie, démontre la divinité de la Troisième Personne de la Sainte Trinité en se servant de données liturgiques 31. Saint Augustin, pour sa part, dans son enseignement sur l'universalité de la grâce et sur le péché originel, a recours à la maxime «lex orandi lex credendi» , et il est le premier en Occident à appliquer ce principe dans son système théologique 32.

Les données liturgiques sont parmi les éléments constitutifs de la Tradition sacrée. Cette affirmation est basée sur des raisonnements fondamentaux, comme les suivants :

a) la liturgie en soi et les rites liturgiques constituent une forme de la théologie dite doxologique, à savoir une forme concise de la confession de foi cultuelle ; notamment en assemblée ecclésiastique ou sacramentelle. Ce qui élève la signification théologique de la Liturgie selon des critères spirituels intérieurs ;

b) la liturgie en soi n'est pas un genre littéraire des écrits chrétiens, un résultat fortuit ou voulu de l'enseignement au sens large de l'Église ; dans les grandes lignes, c'est une expression de l'Église officielle, donnant une issue à ce qui doit être cru ;

c) la liturgie est souvent celle qui interpète les doctrines, des convictions ou conceptions prégnantes qui se trouvent dans la Tradition , mais qui ne sont peut-être pas encore devenues des chapitres définitifs de la foi et des décisions ecclésiastiques ; elles comptent néanmoins parmi les choses auxquelles on croit dans l'Église (par exemple, les enseignements sur l'assomption corporelle de la Mère de Dieu, sur les démons, sur l'état intermédiaire des âmes, etc.) ;

d) certains rites liturgiques préservent des formes plus anciennes de foi et de culte de l'Église primitive indivise ou d'autres Églises locales des premiers siècles, ainsi que des textes qui servent souvent à élucider des enseignements capitaux afférents ; par exemple, le contenu christologique et sotériologique des prières de la liturgie de Basile le Grand, l'hymnographie et les prières pour les morts, etc. ; citons aussi les questions théologiques majeures, certifiées et trouvant une justification positive dans certaines pratiques liturgiques : par exemple, la triple immersion au baptême ; le baptême des enfants ; le sacrifice eucharistique et la commémoration des défunts ; le caractère résurrectionnel de la période comprise entre Pâques et la Pentecôte  ; les paroles sanctifiantes de l'épiclèse (des diverses épiclèses dans les rites liturgiques différents) concernant la théologie de la divine Eucharistie ; la célébration du baptême, à savoir la bénédiction de l'eau, de l'huile, du chrême, la chrismation (onction) elle-même, l ' abjuration et la profession, les exorcismes et les insufflations, etc. Étant des éléments capitaux du culte, ils s'avèrent aussi des témoignages autorisés en matière de foi et sont parmi les choses sauvegardées par la Tradition dont ils constituent une forme essentielle et importante.

* * *

Quant à l'enseignement des Pères, enfin, il comprend comme on sait toute la tradition herméneutique et exégétique, que chacun d'entre eux a étudiée et développée, ainsi que tout l'enseignement de l'Église, tel qu'il émane des Apôtres et tel qu'il a été livré et défini de façon plus systématique.

Et il est inutile de dire que les Pères constituent l'espace vital de la Tradition. Mais on trouve chez eux un certain nombre de questions qui sont inhérentes à ladite Tradition et qu'il s'avère nécessaire de préciser ou de déterminer.

Et en premier lieu : Qu'entend-on par le terme «Pères» dans le contexte de la Tradition Sacrée  ?

Il n'existe pas à proprement parler de définition théologique des «Pères». Mais il est toutefois possible d'en déterminer les traits essentiels dans la vie et la conscience de l'Église et, partant, de définir le type du «Père» de l'Église.

Ont d'abord été appelés «Pères» les hommes du corps ecclésiastique qui, en leur qualité d'évêques le plus souvent, entretenaient une relation spirituelle «paternelle» avec les âmes qui leur avaient été confiées. Ils sont donc d'abord «Pères» au sens que revêt le terme dans l'Ancien Testament, où les Pères étaient avant tout les patriarches d'Israël (d'où l'expression de l'Ancien Testament «le Dieu de nos pères»). Mais ils sont aussi «Pères» au sens que Paul confère au terme, soit des évêques et d'anciens prêtres de l'Église qui sont, en vertu de leur qualité, considérés comme «rendant compte» (Hb 13,17) des enseignements qu'ils prêchent et dispensent.

Plus tard, et plus précisément au moment de l'introduction dans la vie de l'Église de l'institution des conciles, en particulier des conciles œcuméniques, le qualificatif de «Père» a été attribué à tous les évêques et pasteurs qui y prenaient part et qui, par leur participation aux conciles, et par le travail législatif consistant à donner à certaines vérités de la foi la forme de dogmes précis, ont contribué de façon essentielle à l'œuvre de l'Église, œuvre de clarification de la vérité surnaturelle révélée à l'Église. C'est en ce sens que sont appelés «Pères» tous ceux, sans exception, qui ont pris part aux conciles.

Ensuite, dans un sens plus large, le nom de «Père» a été attribué à tous ceux qui, dans un esprit de justesse et de respect de l'Église vraie, ont assumé l'œuvre d'interprétation, d'explication, de clarification et d'exposition de la vérité révélée à travers les différentes formes de prédication orale, mais aussi et surtout à travers le discours écrit systématique. Et leurs successeurs, immédiats ou ultérieurs, ont reconnu comme «Pères» ces hommes de l'Église, car ils ont vu dans leur œuvre de prédicateurs ou d'auteurs un élément qui leur était nécessaire. Cette reconnaissance, ainsi que la vérification par l'Église de la rectitude de leurs paroles et de leurs écrits exigeait un temps plus ou moins long, selon les cas. Il va de soi que l'essentiel ne résidait pas dans le fait qu'ils avaient servi le discours, parlé ou écrit, mais dans le fait qu'ils avaient enseigné avec justesse et dispensé, sans l'altérer, la vérité dont l'Église est dépositaire.

Cependant le critère de justesse de leur enseignement ne faisait pas l'objet d'un accord unanime, mais au contraire de plusieurs définitions divergentes au sein de l'Église. Alors que Basile le Grand affirme que les «Pères» sont ceux «qui ont suivi le dessein de l'Écriture» 33, Vincent de Lérins en élargit les traits, assimilant l'orthodoxie des Pères au contenu juste et inviolable de la tradition universelle de l'Église. Nous le voyons ainsi affirmer que toute vérité juste prononcée dans l'Église doit s'appuyer sur le Canon de l'Écriture Sainte et sur la Tradition universelle de l'Église, Tradition dont il considère qu'elle procède également au sein de l'Église des ordonnances des Conciles œcuméniques et de l'enseignement des Pères. Nous recourons, dit-il, «ad sanctorum Patrum sententias, eorum duntaxat qui suis quisque temporibus et locis, in unitate communionis et fidei permanentes, magistri probabiles exstitissent, et quidquid uno sensu atque consensu tenuisse invenirentur, id Ecclesiae verum et catholicum absque illo scrupulo judicaretur». En outre, eux seuls, réunis en concile, déterminent ce qui «catholicissimum, fidelissimum atque optimum factu visum est» , s'appuyant, comme de raison, sur les avis de ceux des Pères qui les ont précédés («ut in medium sanctorum Patrum sententiae proferrentur»), retenant le vrai et rejetant l'erroné. [Il attribue même plusieurs titres élogieux à certains des Pères grecs et latins qui l'ont précédé, et notamment à Pierre d'Alexandrie («Doctor praestantissimus») à Athanase le Grand («Magister fidelissimus et confessor eminentissimus») , à Théophile d'Alexandrie («vir fide, vita, scientia satis clares»), à Cyrille d'Alexandrie («Venerandus»), à Grégoire de Nazianze et à Basile le Grand («Episcopus et confessor»), à Grégoire de Nysse pour qui il nourrit une sympathie particulière («Fidei, conservationis, integritatis et sapientiae merito... dignissimus»); parmi les Latins, aux Papes Félix et Jules, à Cyprien de Carthage, à Ambroise de Milan et à d'autres encore]. Il récapitule enfin toutes les qualités des Pères en disant : «...magisterii munere praediti, divina eloquia tractavissent, universos scilicet sacerdotes, universos confessores et martyres, quorum alii explanassent Dei legem, alii vero explanantibus consensissent vel credidissent, totam postremo etiam nunc errare et semper errasse adseveraret Ecclesiam...» 34.

Ont aussi été considérés comme des «Pères» - quoique dans un sens légèrement différent du précédent - ceux qui ont entrepris de lutter pour la foi et l'enseignement de l'Église, et le terme de «Docteurs» ou de «Docteurs universels» de l'Église s'est trouvé associé à celui de «Pères» de l'Église. Il est évident que la qualité hiératique de l'évêque ne figure pas parmi les conditions nécessaires de la «Paternité», étant donné que dès le début du V e siècle, saint Augustin appelle Jérôme «Père» de l'Église, bien qu'il soit plus âgé que lui, et que de grandes figures hiératiques ou monastiques de l'Église d'Orient aient reçu le titre de «Pères» sans jamais avoir joui de la dignité d'évêque.

Ceci pour ce qui est de la définition générale du terme «Pères». Cependant les théologiens se sont très tôt posé la question de savoir quelles sont les limites chronologiques, dans le corpus de la Tradition , du témoignage des Pères, et à partir de quel moment commence à perdre de sa force l'autorité du témoignage des hommes d'Église auxquels on se réfère simplement en tant que «Docteurs» et «Confesseurs» ou, plus généralement encore, en tant qu'«Auteurs ecclésiastiques».

Vaste discussion qui s'avère souvent subjective et longue en théologie. Il est naturellement possible de discuter, toujours d'un point de vue théologique dans notre Église orthodoxe, des limites chronologiques dans lesquelles se situent les «Pères» qui ont contribué à établir la Tradition. Ces limites peuvent coïncider avec certaines personnes ou événements importants dans la vie de l'Église (l'année 787, par exemple, année où s'est réuni le VII e Concile œcuménique, ou l'année 749, date de la mort de saint Jean Damascène, ou la période des sept Conciles œcuméniques prise dans son ensemble, ou encore celle des huit premiers siècles, etc.). Mais il ne faut pas oublier que la Tradition Sacrée est une tradition vivante, qu'elle est une réalité permanente en l'Église et que le caractère apostolique de la Tradition dans l'Église implique son caractère «Patristique» et réciproquement ou, comme le dit très pertinemment le professeur Georges Florovsky, «C'est seulement parce que l'Église est patristique qu'elle continue d'être apostolique» 35, ce qui signifie que, parce qu'elle n'a pas cessé, à travers les siècles, d'être apostolique, continuant à transmettre la tradition apostolique dans l'objet de sa foi et de son enseignement, elle n'a pas cessé non plus et par là même d'être patristique, puisqu'elle a toujours transmis l'«esprit» des Pères en le faisant constamment renaître et revivre, en le reproduisant sans cesse, esprit qui n'est autre que celui de la Tradition véritable en l'Église.

* * *

Pour ce qui est de l'autorité des Pères dans la Tradition sacrée, les témoignages que l'on trouve dans cette Tradition sacrée elle-même sont nombreux et clairs.

L'autorité des Pères dans la Tradition sacrée est avant tout attestée par la longue praxis de l'Église, laquelle a toujours invoqué l'enseignement des Pères comme étant la source sûre et certifiée de la Tradition apostolique, ce qui transparaît surtout dans les fameuses «Cadenae» patristiques présentées par l'Église à l'occasion de conciles ou utilisées systématiquement dans l'exposé de son enseignement. Quelques exemples suffisent à le prouver.

Cyrille d'Alexandrie a rédigé un recueil d'extraits patristiques dans lequel sont cités Athanase, Atticus de Constantinople, Antiochos de Ptolémaïs, Amphiloque d'Iconion, Ammonios d'Andrinople, saint Jean Chrysostome, Séverin de Gavala, Théophile d'Alexandrie, etc. et qui a été lu pendant la première séance du III e Concile œcuménique. De même, au cours du VI e Concile œcuménique, pendant deux séances consécutives (la cinquième et la sixième), Macaire d'Antioche a lu trois longues «Cadenae» patristiques. Du côté de Rome, une autre «Cadena» a été lue par les légats du Pape présents audit Concile, lors de la dixième séance, pour prouver les deux volontés en Christ. Enfin des «Cadenae» analogues figurent dans les œuvres de Cyrille d'Alexandrie, Léon le Grand, Théodoret de Cyr, Léon de Byzance et d'autres encore 36.

On sait par ailleurs que l'autorité des Pères dans la Tradition sacrée - autorité attestée par ces «Cadenae» patristiques - se maintient, dans l'Orient orthodoxe, jusqu'à des époques bien ultérieures, où de nouveaux Pères et Auteurs ecclésiastiques continuent à composer de telles «Cadenae» dans lesquelles figurent souvent jusqu'aux Pères récemment décédés, comme le font à partir de saint Jean Damascène («voilà pourquoi je ne dirai rien qui vienne de moi» disait le Saint Père) saint Photius, Jean d'Euchaïte, Michel Cérulaire, Pierre d'Antioche, Grégoire Palamas, Marc le Bon d'Éphèse, Georges Scholarios Gennadios, Nicodème l'Athonite, etc.

Mais indépendamment de cette reconnaissance de facto de l'autorité des Pères dans la Tradition sacrée, l'on trouve de nombreux cas de reconnaissance des Pères, non pas seulement comme des hommes éclairés, sages, saints ou infaillibles, mais de manière plus emphatique encore, comme des hommes «inspirés de Dieu», au sens propre du terme.

Ainsi sont en premier lieu appelés «inspirés de Dieu» tous les Pères des conciles œcuméniques pendant lesquels ils se sont eux-mêmes prononcés sur l'œuvre du Concile en disant «il a sembl é au saint Esprit et à nous-mêmes...» ou pendant lesquels ils ont été cités par les différents Pères et Auteurs ecclésiastiques. Ainsi, Cyrille d'Alexandrie et Isidore de Péluse qualifient d'«inspirés de Dieu» les Pères du I er Concile œcuménique 37, Euloge d'Alexandrie ceux du V e Concile œcuménique 38, Sophronius de Jérusalem appelle «inspirés de Dieu» ceux du VI e Concile œcuménique 39, saint Jean Damascène ceux du IV e Concile œcuménique 40 et ainsi de suite, de sorte que les Pères du VII e Concile œcuménique appellent «inspirés de Dieu» tous les Pères des Conciles œcuméniques précédents, disant dans leur définition dogmatique : «Dès lors, continuant d'avancer sur la voie royale et suivant la doctrine divinement inspirée de nos saints Pères et la tradition de l'Église catholique [...], nous définissons» 41.

Les Pères sont également qualifiés d'«inspirés de Dieu» pour les œuvres qu'ils ont écrites. Ainsi Grégoire de Nysse dit-il de Basile le Grand que son œuvre Sur la Genèse ou Hexaméron constitue «une théorie inspirée de Dieu» 42  ; et Jean Damascène dit clairement des Pères dans leur ensemble que «par la grâce du saint Esprit ils ont parlé en pasteurs et en docteurs», leur attribuant ainsi le même rang que les prophètes, les évangélistes et les apôtres 43.

Et il est vrai que cette «inspiration divine» des Pères est relative et liée à ce qu'enseigne l'Église sur sa constante inspiration divine en l'Esprit Saint, sur son infaillibilité et sur l'autorité de ses décisions prises collégialement en Conciles œcuméniques et non pas individuellement. Leur «inspiration divine» est en outre relative et liée à l'inspiration divine plus large et plus fondamentale des Auteurs de la Sainte Écriture, de ces instruments directs de la Révélation divine, en comparaison de qui l'inspiration divine des Pères est moindre. Toutefois, l'analyse générale de toute cette littérature sur l'«inspiration divine» des Pères que l'on trouve dans la Tradition sacrée montre clairement que l'Église s'efforce d'exalter l'autorité qu'elle reconnaît aux Pères dans la Tradition , autorité qu'a d'ailleurs consacrée la langue des hymnes ecclésiastiques, qui loue souvent à l'envi les traits et qualités «surnaturels» des Pères et Docteurs «inspirés de Dieu» de l'Église.

* * *

Si la question de l'autorité des Pères au sein de l'Église se pose de cette manière, celle du critère de leur autorité dans la Tradition , en tant qu'agents de son établissement, s'inscrit dans une perspective beaucoup plus objective du point de vue théologique.

L'approche de l'Église en la matière découle en premier lieu de tout ce que nous avons dit plus haut concernant les qualités des Pères en tant que tels. Si un ecclésiastique possède lesdites qualités, s'il a défendu la foi en pensée et en actes, s'il a mené une vie sainte et si l'Église en général reconnaît, explicitement ou implicitement, dans sa conscience collective sa «Paternité», il réunit déjà les conditions qui peuvent définir ce critère nécessaire pour qu'il occupe la place qui lui revient dans la Tradition et pour qu'il soit investi de l'autorité qui lui est due pour l'enseignement de l'Église.

Mais outre ces éléments - éléments inhérents à la personne des Pères qui contribuent à leur autorité dans la tradition -, il existe des critères objectifs qui ont toujours existé dans l'Église et qui peuvent se résumer comme suit : a) le témoignage d'un Père sur une doctrine donnée de l'Église, b) les témoignages convergents de plusieurs Pères sur une vérité donnée et c) le témoignage de Pères en nombre plus ou moins grand se prononçant unanimement sur cette vérité donnée.

Chacun reconnaîtra dans les conditions ainsi énoncées la question théologique plus large du «consensus des Pères» «consensus Patrum»), question qui compte parmi les moins définies dans l'Église et dans la Tradition orthodoxe.

Sans rentrer dans les détails, nous dirons à ce propos que l'autorité des Pères se définit selon le degré plus ou moins grand du consensus qui existe entre eux. Les Pères ont eux-mêmes traité la question et l'on peut considérer que certains d'entre eux, Vincent de Lérins et saint Augustin notamment, ont défini plus clairement que d'autres les principes susceptibles d'être appliqués en la matière. Le premier, Vincent de Lérins dit qu'est vrai dans la Tradition et dans la Doctrine de l'Église ce que «unanimement» «eodem sensu»), manifestement «manifeste»), fréquemment «frequenter»), constamment «perseveranter») et en concile délibéré (autorisé) «consentiente sibi magistrorum concilio») «tous» les Pères ou la «plupart» d'entre eux confirment en le reconnaissant pour vrai, en l'affirmant et en le transmettant. «Quidqui vel omnes, vel plurel, uno eodemque sensu, manifeste, frequenter, perseveranter, velut quodam consensiente sibi magistrorum concilio accipiendo, tenendo, tradendo firmaverint» 44. Voilà ce qui, selon Vincent de Lérins, constitue ce qu'on appelle «consensus Patrum», consensus dans lequel, comme nous l'avons dit plus haut, le nombre n'est pas l'élément primordial du critère objectif déterminant de l'autorité des Pères dans la Tradition.

Saint Augustin admet quant à lui en principe que tous les Pères doivent être d'accord pour qu'une vérité ou une pratique ecclésiastique soit vraie et certaine. Toutefois il suffit pour lui que les Pères latins aient une même opinion pour qu'existe le critère d'authenticité dans la Tradition des Pères. Le cas échéant, l'on considère que les Pères d'Orient partagent la même opinion car, toujours selon Saint Augustin, un désaccord entre Pères latins et grecs est inconcevable, les uns et les autres participant de la même foi et s'inspirant d'une seule et même source. Mais si, poursuit saint Augustin, il se trouve ne serait-ce qu'un seul père pour témoigner d'une vérité, il convient de considérer qu'est garanti le consensus des Pères, surtout s'il s'agit d'un Père d'Orient d'envergure, comme Grégoire de Nazianze par exemple. En effet, ni les Pères qui ne se prononcent pas, ni celui qui se prononce, ne sont étrangers à la Tradition universelle de l'Église, de sorte qu'on ne peut en aucun cas considérer qu'ils ignorent la vérité ainsi fondée dans la Tradition ou qu'ils s'y opposent. « An tibi parva in uno Gregorio episcoporum orientalium videtur auctoritas ? Est quidem tanta persona, ut neque ille hoc nisi ex fide christiana omnibus notissima diceret, nec illi eum tam clarum haberent atque venerandum, nisi haec ab illo dicta ex regula notissimae veritatis agnoscerent» 45.

La manière dont les Pères déterminent les critères extérieurs de l'autorité dans la Tradition patristique montre d'abord que ce que l'on appelle « consensus Patrum» dans l'Église est quelque chose qui procède, non seulement de l'enseignement et de l'esprit patristique, mais aussi d'éléments et de traits issus d'une vérité objective dans la Tradition sacrée  ; elle montre par ailleurs que la question va bien au-delà du nombre ou du rang parmi les Pères.

Ceci posé, toute discussion plus poussée de la question demande beaucoup de temps et, qui plus est, elle s'avère souvent nuisible en ce qu'elle porte atteinte à ce sens sacré dans l'Église orthodoxe qui détermine ce qui est vrai et orthodoxe dans la Tradition sacrée.


1Cf. Congar Y.M., La Tradition et les traditions, v. I. Paris 1960, p. 139-143 : «La suffisance des Écritures d'après les Pères» et v. II. Paris 1963, p. 255-260 : «Écritures et vérités nécessaires au salut».

2Androutsos Chr., Symbolique du point de vue orthodoxe. Thessalonique 3 1963, p. 117 (en grec).

3Trembelas P., Dogmatique de l'Église orthodoxe catholique, I. Éd. de Chevetogne et Desclée de Brouwer, 1966, p. 153.

4Trembelas P., op.cit. et : DTHC, XV 2 , 1334.

5Athanase d'Alexandrie, Contre les Païens I.3. PG 25,4. SC 18 bis, 47.

6 Athanase, ibid.

7Basile de Césarée, Sur le Saint Esprit 27,66. PG 32,188, SC 17bis, 479-480.

8Chrysostome, Commentaire sur la II e épître aux Thessaloniciens 4,2. PG 62,488. Œuvres complètes XI, Paris 1867, p. 262.

9Épiphane de Salamis, Panarion, Contre des hérésies, 61.6. PG 41,1048. Voir aussi Grégoire de Nysse, Contre Eunome, III,2. PG 45, 580-681. Jérôme, Lettres 71,6. PL 22,672. Cyrille d'Alexandrie, De incarnatione uni geniti. PG 75,1257. Grégoire de Nazianze, Lettres, 101. PG 37,176. Jean Damascène, Défense des icônes, 2,28. PG 94, 1312-1317. Pseudo-Denys, De la hiérarchie ecclésiastique, 1,4. PG 3,375.

10Androutsos Chr., Symbolique du point de vue orthodoxe, Thessalonique 1963, p. 115 (en grec).

11Chrysostome, À saint Eustathe, 3. PG 50,602.

12Harkianakis St., Sur l'infaillibilité de l'Église dans la théologie orthodoxe. Athènes 1965, p. 23 et 60 (en grec).

13Androutsos Chr., Dogmatique de l'Église orthodoxe d'Orient. Athènes 2 1956, p. 281 (en grec). Voire aussi Beumer J., La tradition orale. Paris 1967, p. 62, 66 sq.

14Karmiris Jn., Monuments dogmatiques et symboliques..., v. II. Athènes 1954, p. 640 (en grec).

15Chrysostome, Sur les Actes des Apôtres, Homélie 37,3. PG 60,266. Œuvres complètes IX, Paris 1866, p. 185.

16Cyrille d'Alexandrie, Lettre 17. PG 77,108.

17Mouratidis C., La substance et le régime de l'Église selon l'enseignement de Jean le Chrysostome. Athènes 1958, p. 17 (en grec).

18Alivizatos Am., «La conscience de l'Église». Annales scientifiques de la Faculté de théologie de l'Université d'Athènes ( ÅÅÈÓÐÁ) (1954-1955), 38 (en grec).

19Vincent de Lérins, Commonitorium, II. PL 50,630. Éditions du soleil levant, Namur, p. 117.

20Jean Damascène, La foi orthodoxe 4,10. PG 94,1128. Éd. Cahiers Saint-Irénée, Paris, p.166.

21Voir Teologia Dogmatica si Simbolica. Manual Pentru Institute Teologice des professeurs de l'Église roumaine Chitescu N. - Todoran I. - Petreuta I. Bucuresti 1958, 183-189.

22Justin, Première Apologie 61. op.cit., p. 183. Tertullien, De Corona 3. PL 2,79-80.

23Cyrille de Jérusalem, Catéchèse baptismale V,12. PG 33,520-521. Catéchèses baptismales et mystagogiques. Les éditions du soleil levant, Namur 1964, p. 118-199.

24Voir Zaphiris G., Le texte de l'Évangile selon saint Matthieu d'après les citations de Clément d'Alexandrie comparées aux citations des Pères et des Théologiens grecs du II e au XV e siècle. Gembloux 1970.

25Vincent de Lérins, Commonitorium 2,27. PL 50,675. Éditions du soleil levant, Namur, p. 117.

26Eusèbe de Césarée, Histoire Eccl. IV,21. PG 20,377.

27Athanase, Epist. de decretis Nicaenae synodi, 3 et 27. PG 25, 420 et 463 ; Epist. de synodis Arimini... , 5. PG 26,688.

28Mansi, XVIII, 376 et 380.

29Congar Y.M., La foi et la théologie. Paris 1962, p. 145-147.

30Congar Y.M., La Tradition et les traditions. vol. II. Paris 1963, p. 118.

31Basile, Sur le Saint Esprit, 24,26-28, 66, 75, etc. PG 32,111, 113-117, 192, 193, 209, etc.

32Cf. Zaccaria A., De usu librorum liturgicorum in rebus theologicis. Parisiis 1838, p. 278.

33Basile, Traité du Saint Esprit , 7. PG 32,96.

34Vincent de Lérins, Commonitorium, II, 29-31. PL 50, 678-683.

35Florovsky G., «Grégoire Palamas et la patristique», Istina 8 (1961-1962) 116-117.

36Cf. Mansi IV et XI et PG 76,1212-1221 ; Mansi, X, 1070, PG 83,73-104, 169-217, 284-317, 86, 2, etc.

37Cyrille d'Alexandrie, Lettre, 1. Aux presbytres, diacres, pères moines... PG 77, 16 et 17. et Isidore de Péluse, Lettre, IV, 99. PG 78, 1165.

38PG 86,2944.

39Mansi, XI, 497.

40Jean Damascène, Sur les Hérésies, 6. PG 94,744.

41Mansi, XIII,378. Nicée II, Histoire des conciles œcuméniques IV, éditions de l'Orante, Paris, p. 240.

42Grégoire de Nysse, PG 44,61.

43Jean Damascène, La foi orthodoxe 4,17. PG 94,1176. Éd. Cahiers Saint-Irénée, Paris, p....

44Vincent de Lérins, Commonitorium, II,27. PL 50,675.

45 Augustin, Contra Julianum, I,5,16. PL 40,650.

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