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Ecclesiologie locale et conciliarite
universelle au premier millenaire

Vlasios Phidas

1. Primaute et conciliarite dans la tradition canonique

L'administration ecclesiale a toujours ete indissolublement liee, d'une part, a la structure synodale d'une juridiction administrative territoriale et, d'autre part, a la reglementation canonique de la repartition du droit d'ordination (jus ordinandi), lequel comprend egalement le droit de jugement (jus jurandi) des eveques. En effet, dans l'administration ecclesiale ce qu'il y a de plus important, « c'est l'ordination des eveques» (Rhalli-Potli, Syntagma, II, 129). Ainsi, la repartition du droit d'ordination et de jugement des eveques en regions territoriales, clairement definies et delimitees, faconne le corps administratif unique de l'Eglise locale, a l'interieur duquel s'exprime la conscience conciliaire de l'Eglise universelle (synode provincial, majeur et patriarcal). Cette interpenetration du systeme administratif et de la conscience conciliaire de la tradition canonique du premier millenaire sert a structurer hierarchiquement des corps conciliaires locaux avec une tete administrative concrete (metropolite , archeveque ou exarque , patriarche) et des membres concrets, c'est-a-dire respectivement les corps de tous les eveques ou les metropolites des circonscriptions administratives donnees.

Dans ce sens l'institution du synode provincial est intimement liee au systeme metropolitain. Le synode provincial choisissait, ordonnait et jugeait le metropolite et les eveques de la province (canons 4, 5 et 6 du 1 er Concile ?cumenique ; 13, 14, 15, 19 et 20 du concile d'Antioche, etc.). C'est pourquoi les canons interdisaient toute ordination et tout jugement en dehors des frontieres d'une province concrete, car «aucun eveque ne doit oser passer de sa province a une autre, y ordonner...» (canon 13 du concile d'Antioche, etc.). Cette forme caracteristique de l'autonomie administrative de l'Eglise locale, en vigueur dans chaque province, est a la base de la notion canonique de l'autocephalie administrative de l'Eglise locale. C'est cela que souligne avec pertinence le patriarche d'Antioche Theodore Balsamon dans son commentaire du canon 2 du II e Concile ?cumenique : «Remarque qu'il ressort du present canon qu'autrefois tous les metropolites diocesains etaient autocephales et qu'ils etaient ordonnes par leurs propres synodes» (Rhalli-Potli, Syntagma, II, 171).

Ce principe canonique d'autocephalie administrative des Eglises locales a ete affaibli par les decrets imprecis des canons 2 et 6 du II e Concile ?cumenique (381). Par ailleurs, les actes arbitraires d'eveques arianisants - commis lors d'elections et de jugements d'eveques orthodoxes - ont surement rendu necessaire de controler l'opportunite des decisions des synodes provinciaux de l'Orient, pour eviter la persecution des eveques orthodoxes. C'est pourquoi le canon 14 du concile d'Antioche et les canons 3, 4 et 5 du concile de Sardique ont introduit - comme nous le verrons - des procedures extraordinaires et temporaires pour controler les decisions des synodes provinciaux.

L'identite administrative du systeme metropolitain est donc profondement marquee par la fonction du synode provincial et son droit d'elire, d'ordonner et de juger le metropolite et les eveques de la province. Le metropolite de la province convoquait le synode provincial, le presidait et executait ses decisions. Tous les problemes surgissant dans sa province devaient etre resolus en mobilisant le synode provincial. Le metropolite, en tant que chef administratif, devait obligatoirement assister au synode parce que, d'apres le canon 16 du concile d'Antioche (341), «un synode complet est seulement celui auquel assiste le metropolite». C'est pourquoi, d'apres le canon 19 du meme concile «un eveque ne peut etre elu sans synode et sans la presence du metropolite ; en plus de la presence indispensable de celui-ci, il serait certes souhaitable que fussent presents tous les comministres de la province, que le metropolite devra convoquer par lettre».

A ce propos le commentaire du celebre canoniste byzantin Jean Zonaras sur le canon 6 du I er Concile ?cumenique est tres significatif : « rien ne sera en bonne et due forme sans leur avis (c'est-a-dire des metropolites) concernant l'administration ecclesiale, dont l'ordination des eveques est la chose la plus grande et la plus importante» (Rhalli-Potli, Syntagma, II, 129). Le but general du systeme administratif est parfaitement exprime dans le 34 e canon apostolique : «Les eveques de chaque nation doivent reconnaitre leur primat et le considerer comme leur tete ; ne rien faire de trop sans son avis et que chacun ne s'occupe que de ce qui regarde son diocese et les campagnes dependantes de son diocese. Mais, lui aussi, qu'il ne fasse rien sans l'avis de tous ; car la concorde regnera ainsi et sera glorifie le Pere et le Fils et le Saint-Esprit». Jean Zonaras, en commentant ce canon, souligne que «les corps, lorsque la tete n'assure pas la sante de leurs propres activites, se meuvent d'une maniere defectueuse ou meme ils deviennent completement inutiles ; de la meme maniere, le corps de l'Eglise, si son primat, celui qui assume la fonction de tete, ne beneficie pas de l'honneur qui lui est du, se meut d'une maniere desordonnee et defectueuse» (Rhalli-Potli, Syntagma, II, 45) .

Le fonctionnement du systeme metropolitain ne suffisait pas, cependant, a satisfaire les besoins de l'Eglise locale. La tentative du II e Concile ?cumenique (381) de soumettre les metropolites a une autorite plus elargie - le synode majeur - echoua (canons 2 et 6). Il a donc fallu chercher d'autres solutions canoniques ; elles ont conduit a creer un systeme patriarcal en soumettant tous les metropolites aux cinq sieges patriarcaux : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jerusalem. Malgre l'apparition de certaines tendances visant a imposer l'autorite supra metropolitaine de ces sieges - qui avaient ete dotes des primautes d'honneur canoniquement garanties (canons 6 et 7 du I er Concile ?cumenique, canons 2 et 3 du II e Concile ?cumenique) - les metropolites ont conserve une certaine autonomie administrative jusqu'au IV e Concile ?cumenique (451). Ces tendances, visant a imposer une autorite supra-metropolitaine quant au droit d'ordonner et de juger les eveques, se sont affaiblies et ont fini par abolir l'autonomie administrative des metropolites.

Des la fin du IV e siecle deja, ces sieges, jouissant d'une grande autorite ecclesiale, ont cherche a elargir leur juridiction administrative au detriment de l'autonomie metropolitaine. La premiere moitie du V e siecle temoigne d'un grand nombre de pareilles tentatives a des revendications administratives de la part des sieges de Rome, de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche et de Jerusalem. Elles ont conduit a abolir l'autonomie metropolitain et a consacrer le systeme patriarcal dans l'administration ecclesiale. La presque totalite des provinces metropolitaines ont ete soumises a la juridiction supra metropolitaine des sieges auxquels revenait, par decision conciliaire, une primaute d'honneur canonique. Mis a part l'imprecision concernant la juridiction de l'eveque de Rome en Occident, le IV e Concile ?cumenique a regle les frontieres administratives de la juridiction canonique des sieges patriarcaux d'Orient.

L'apparition de l'autorite supra metropolitaine des cinq sieges patriarcaux investis d'une primaute d'honneur canonique, fondee sur «l'ancienne coutume» , a profondement influence le remodelage et la redistribution du droit d'ordination et de jugement des eveques au sein de l'Eglise universelle. L'introduction de la Pentarchie des patriarches dans l'administration de l'Eglise universelle a eu des serieuses consequences :

•  Les metropolites ont ete prives de leur autocephalie administrative, mais ont conserve leur autonomie interne. Ainsi, tandis que l'ordination des metropolites revenait au siege patriarcal respectif, l'election et l'ordination des eveques de chaque province restaient toujours dans la competence canonique du synode provincial.

•  Le patriarche de chacun des cinq sieges patriarcaux a ete reconnu comme la nouvelle autorite autocephale dans l'administration de l'Eglise universelle. Ainsi, tandis que lui-meme etait elu et ordonne par le synode patriarcal, il exercait directement le droit d'ordonner les metropolites et, indirectement, par le biais de ces derniers, les eveques relevant de sa juridiction administrative.

L'autorite extraordinaire de la Pentarchie des patriarches a ete basee sur deux principes canoniques combines : d'une part, les primautes d'honneur extraordinaires et, d'autre part, la juridiction supra metropolitaine quant au droit d'ordonner et de juger les eveques. Cette nouvelle institution - appelee la Pentarchie patriarcale - relativisait toute autre forme d'autocephalie administrative locale. En effet, jamais auparavant une Eglise locale n'avait acquis, a n'importe quel titre que ce soit, tous les privileges revenant a un siege patriarcal, ni n'a ete jugee «egale en honneur» aux sieges patriarcaux.

Ces sieges patriarcaux, tant par la succession ininterrompue de la foi apostolique que par le rayonnement universel de leur vie ecclesiale, ont acquis une grande autorite au sein de l'Eglise universelle. Il est vrai que chacun de ces sieges avait ete investi d'une primaute d'honneur garantie canoniquement par un Concile ?cumenique et qu'il avait une responsabilite administrative supra metropolitaine. L'attribution des primautes d'honneur n'etait pas etrangere au souci ecclesial pour sauvegarder la communion des Eglises locales a travers le monde dans la vraie foi et l'amour. Le partage juridictionnel des regions territoriales n'abolit ni ne diminue en rien la responsabilite exceptionnelle des sieges honores par une primaute d'honneur canonique dans l'Eglise universelle. Au contraire, ce partage confirme l'autorite exceptionnelle de ces sieges exercee independamment de toute reglementation administrative surtout en matiere de foi de l'Eglise.

Par consequent, les «primautes d'honneur» et leur ordre de preseance ne peuvent pas etre ignorees dans le fonctionnement de la Pentarchie des patriarches, meme lorsqu'il s'agit de regler des questions administratives, car celles-ci sont indissolublement liees a l'ensemble de la structure et de la manifestation canoniques de la conscience conciliaire, aussi bien au sein de la juridiction patriarcale que dans la fonction universelle de l'Eglise de Dieu. Le droit d'appel ( seeieoii ) en est une manifestation significative dans la tradition canonique, car on reconnait ainsi au «premier siege» (prima sedes) le droit canonique de recevoir et de juger en recours des cas au-dela de ses propres limites juridictionnelles, c'est-a-dire dans le cadre de la vie de l'Eglise universelle. C'est bien connu qu'une telle conception du lien intime - unissant la primaute d'honneur du premier siege au droit d'appel dans le fonctionnement de l'ensemble du systeme administratif de l'Eglise - s'exprime clairement dans les canons 3, 4 et 5 du concile de Sardique relatifs a la competence de l'eveque de Rome ; et cela independamment de l'interpretation que l'on donne de cette tendance canonique.

Le concile de Sardique (343) a ete une des plus importantes initiatives des empereurs d'Orient et d'Occident pour pacifier l'Eglise universelle sur la base des decisions du I er Concile ?cumenique et pour faire echec aux initiatives arbitraires des eveques orientaux arianisants. Ce concile avait ete convoque comme ?cumenique, mais les eveques orientaux ont conteste sa composition canonique et ont fini par se retirer a Philippoupolis ou ils ont convoque leur propre concile, condamne le pape Jules et le concile de Sardique et confirme les decisions des conciles ariens locaux reunis en Orient contre les eveques orthodoxes. L'importance du concile de Sardique n'aurait pas depasse celle des autres conciles locaux reunis au IV e siecle, si ses canons n'avaient pas servi d'arguments principaux pour etayer la primaute papale et n'avaient pas eu d'influence aussi decisive sur les rapports des Eglises d'Orient et d'Occident.

En effet, les canons 3, 4 et 5 du concile de Sardique ont ete invoques depuis le debut du V e siecle - de concert avec le canon 6 du I er Concile ?cumenique - dans le but de fournir un fondement canonique a la primaute ecclesiale, revendiquee par le siege romain, dans toutes les confrontations ecclesiastiques entre l'Orient et l'Occident. Durant le schisme «acacien» (484-519), ces canons ont ete notamment incorpores organiquement a la theorie de la primaute romaine par le pape Gelase I er (492-496) et ont toujours ete cites avec fermete au cours de la lutte opposant Rome a Constantinople pour soutenir canoniquement la suprematie de l'Ancienne sur la Nouvelle Rome comme lors du schisme dit «photien» au IX e siecle. Il est donc evident que le concile de Sardique revetit une importance particuliere pour l'Occident surtout a cause des canons 3, 4 et 5, qui ont toujours ete interpretes par les canonistes latins comme une base canonique tres claire de la prerogative du siege papal de juger en appel tous les eveques de l'Eglise universelle.

Cette opinion est soutenue par toute une serie d'arguments dans la bibliographie canonique actuelle, mais il existe aussi maintenant des solides arguments contre elle. Ces arguments decoulent du fait que les canons 3, 4 et 5 de Sardique accordent a l'eveque de Rome non pas un droit d'appel, mais une simple competence procedurale dans le but de garantir au jugement en seconde instance du concile local son caractere irreprochable (cf. Vlassios Phidas, l'institution de la Pentarchie des patriarches, Athenes 1969, 104-129). Independamment de toute interpretation du contenu canonique des canons de ce concile, il apparait cependant clairement que leur importance fut capitale pour l'evolution historique non seulement de la primaute papale, mais encore des rapports ecclesiastiques entre l'Orient et l'Occident.

A ce propos, il faut souligner que le concile de Sardique ne reconnait pas au siege de Rome de droit preexistant dans la tradition canonique. Par une procedure conciliaire, ses membres ont decide d'accorder a l'eveque de Rome un droit canonique, soit pour appliquer le droit d'appel , soit pour offrir une procedure garantissant la legitimite de l'organe conciliaire local, appele a juger en seconde instance la sentence contestee de la premiere instance. Cette proposition de l'eveque Hosius de Cordoue fut soumise au concile qui avait le droit souverain de l'accepter ou de la rejeter. C'est justement pour cette raison qu'elle est introduite par la formule consacree : « s'il est juge bon par vous, honorons la memoire de l'apotre Pierre». Le concile etait donc invite a apprecier la question et a decider s'il fallait accorder ou non a l'eveque de Rome un droit canonique. C'est donc pour cela qu'il a fini par accepter la proposition d'Hosius par la formule d'usage : « Ce qui fut dit, fut approuve».

Les legats du pape ont presente la meme revendication au concile de Carthage (419) concernant la reconnaissance conciliaire au siege papal du droit d'appel. A cet effet, ils se sont appuyes sur les canons 3, 4 et 5 du concile de Sardique les presentant, consciemment ou non, comme des canons du I er Concile ?cumenique, donc en alleguant un droit conciliairement accorde. Le concile de Carthage a d'abord examine l'authenticite du rapport des canons susmentionnes de Sardique avec les canons du I er Concile ?cumenique et a ensuite rejete la demande papale sous forme de lettre conciliaire. La raison en etait que la demande n'etait pas fondee sur une decision du I er Concile ?cumenique. Voici le passage decisif de la lettre conciliaire :

«Votre saintete chassera aussi, comme il est digne d'elle, les pretres et les clercs inferieurs qui se refugient sans pudeur aupres d'elle ; car par aucune decision des peres cela ne fut impose a l'Eglise d'Afrique, et les decrets du concile de Nicee renvoient clairement aux metropolitains propres soit les clercs des degres inferieurs, soit meme les eveques. Avec sagesse et justice on comprit que tous les proces qui naissent quelque part doivent etre conclus dans les lieux memes ; ils penserent en effet qu'a la sollicitude d'un chacun ne manquerait pas le gre du saint-Esprit, par laquelle la justice des pontifes du Christ apparait pleine de prudence et reste sans defaillance ; d'autant plus qu'il est possible a chacun, s'il a des doutes au sujet de la sentence des enqueteurs, d'en appeler aux synodes de sa propre province ou meme au synode plenier. A moins qu'il n'y en ait qui croient, que notre dieu peut inspirer sa justice a un seul homme quel qu'il soit, mais la refuse aux pontifes innombrables reunis en synode... Quant a envoyer des personnes de l'entourage de votre saintete, nous ne le trouvons autorise par aucun des synodes des peres ; car, ce qui fut jadis de la-bas par l'intermediaire de Faustin, comme decision du concile de Nicee, nous ne l'avons point trouve dans les copies veridiques du concile de Nicee, faites d'apres les textes authentiques... Veuillez donc ne point envoyer des clercs commissaires, ni en octroyer a ceux qui vous le demandent, afin que nous ne semblions pas introduire l'orgueil de domination du siecle dans l'Eglise du Christ...».

Il est interessant de noter qu'aussi bien la revendication du siege romain que son rejet de la part du concile de Carthage ont ete tous deux exclusivement fondes sur l'autorite du I er Concile ?cumenique, demontrant ainsi que l'institution du Concile ?cumenique est l'autorite supreme dans l'Eglise. Saint Gregoire le Theologien manifeste la conscience conciliaire de l'Eglise sur le plan ?cumenique ou local par l'expression lapidaire : «L'Eglise c'est un autre nom pour designer le concile». Le concile de Sardique, compris et interprete correctement, est une expression authentique sur le plan local de cette conscience conciliaire de l'Eglise. Ses decrets canoniques expriment cette conscience independamment de leur application ulterieure.

C'est dans le meme esprit qu'on a toujours considere en Orient l'autorite exceptionnelle du siege constantinopolitain, manifestee dans les canons 9 et 17 du IV e Concile ?cumenique (451), lesquels reconnaissent au siege de Constantinople le droit d'appel en dehors de sa propre juridiction administrative. Les commentaires des celebres canonistes byzantins du XII e siecle Jean Zonaras et Theodore Balsamon mettent l'accent sur le rapport du droit d'appel avec la primaute d'honneur du siege constantinopolitain (Rhalli-Potli, Syntagma, II, 237-240 et 258-263). C'est ainsi que le patriarche d'Antioche, Theodore Balsamon, en commentant le canon 3 du concile de Sardique, fait remarquer de maniere significative : «Ce qui est defini pour le pape doit l'etre egalement pour le patriarche de Constantinople, car ce dernier est honore en tout de la meme maniere que le pape par differents decrets» (Rhalli-Potli, Syntagma, III, 237).

2. La Pentarchie des patriarches et la primaute papale

L'idee d'un ordre hierarchique de preseance entre sieges patriarcaux au sein de l'institution canonique de la Pentarchie des patriarches a ete fondee sur une fausse interpretation du canon 6 du I er Concile ?cumenique (325). Le fait aussi qu'apres la promulgation du canon 3 du II e Concile ?cumenique, la presidence du concile soit passee a l'archeveque de Constantinople, Gregoire le Theologien, et, apres la demission de celui-ci, a son successeur Nectaire, montre clairement l'importance de l'ordre de preseance dans la primaute d'honneur pour la presidence d'un Concile ?cumenique. Le critere donc de l'egalite de la primaute d'honneur des sieges de Rome et de Constantinople ne pouvait pas amoindrir l'importance de l'ordre hierarchique des preseances dans l'institution pentarchique. C'est pourquoi le canon 3 du II e Concile ?cumenique attribue a l'eveque de Constantinople la primaute d'honneur «apres l'eveque de Rome», lui accordant ainsi la deuxieme place dans la hierarchie des sieges honores d'une primaute similaire.

Cependant, il est evident que la primaute d'honneur n'est pas un privilege purement honorifique, car elle est associee a une autorite exceptionnelle (singularis auctoritas) consistant a garantir l'unite de l'Eglise dans la vraie foi et dans l'ordre canonique. C'est dans ce sens que la «   prima sedes» dans l'ordre de preseance des sieges patriarcaux joue un role particulier dans le fonctionnement de la Pentarchie des patriarches, car ce privilege est associe a la presidence et au fonctionnement des Conciles ?cumeniques. L'eveque du «premier siege» assume la presidence au sein du Concile ?cumenique et son autorite s'exerce dans la vie de l'Eglise.

Cette autorite exceptionnelle de l'eveque du premier siege est clairement definie par Jean Zonaras dans son commentaire du canon 3 du II e Concile ?cumenique, ou il precise le contenu canonique de l'ordre de preseance dans le fonctionnement de la Pentarchie patriarcale : «Il ressort clairement que la preposition «apres» indique un degre inferieur et un amoindrissement ; sinon il serait impossible de conserver le meme degre a l'honneur pour les deux sieges (c'est-a-dire l'Ancienne et la Nouvelle Rome ). Il est necessaire que lorsqu'on cite les noms des detenteurs des sieges, l'un precede et l'autre suive : ceci dans les seances, quand ils se rassemblent, et lors des signatures, quand elles sont necessaires. L'explication du «apres», qui veut qu'il ne s'agisse que d'une preposition temporelle, n'indiquant aucun degre inferieur, est forcee, contournee et impropre» (Rhalli-Potli, Syntagma, II, 174). C'est ainsi que la tradition canonique et l'experience ecclesiale orthodoxe ont toujours concu le veritable role du «premier siege» et de son autorite exercee au sein du Concile ?cumenique et dans les relations canoniques entre les cinq patriarches de l'Eglise universelle.

En effet, l'Eglise orientale, tout en reconnaissant au siege papal l'autorite exceptionnelle de la prima sedes au sein de la Pentarchie patriarcale, soutenait que les cinq patriarches jouissaient d'une egale autorite dans le fonctionnement du Concile ?cumenique et dans la vie de l'Eglise (primus inter pares). Au contraire, l'Eglise occidentale interpretait la preseance dans les primautes d'honneur dans le sens d'une primaute de pouvoir au sein du Concile ?cumenique et en dehors de celui-ci. Ces tendances ont ete systematiquement developpees apres le grand schisme (1054). La theologie scolastique et la doctrine canonique (Decretum Gratiani) de l'Eglise occidentale avaient developpe l'idee que l'autorite papale etait superieure a celle du Concile ?cumenique, tandis que l'Eglise orientale insistait toujours a l'idee que selon la tradition canonique c'etait le Concile ?cumenique qui avait une autorite superieure a celle du pape et meme a celle des cinq patriarches de l'Eglise universelle. La premiere interpretation soumettait donc le Concile ?cumenique a l'autorite du pape, la seconde, au contraire, soumettait le pape a l'autorite du Concile ?cumenique.

Ainsi, l'Eglise d'Orient, reconnaissant le role canonique exceptionnel de la «prima sedes» , voyait son ministere uniquement dans le fonctionnement du systeme conciliaire. C'est pourquoi l'Orient interpretait toujours le rapport : «autorite papale-Concile ?cumenique» dans les limites canoniques du rapport : «Pentarchie patriarcale-Concile ?cumenique». En effet, l'Eglise orientale, en se fondant sur les criteres de la tradition et de la pratique conciliaires du premier millenaire, insistait sur le rapport canonique «pape-patriarches» , tandis que les tendances canoniques occidentales redefinissaient le rapport canonique sur la base «pape-corps episcopal» de l'Eglise universelle. Dans cet esprit, l'Orient considerait que l'autorite papale jouissait seulement des prerogatives canoniques de la «prima sedes» au sein du systeme administratif de la Pentarchie des patriarche, tandis que l'Occident interpretait cette meme autorite a la lumiere de la theorie papale, introduisant un rapport direct de l'eveque de Rome avec l'ensemble du corps episcopal de l'Eglise universelle.

Les deux tendances se sont confrontees dans toutes les tentatives unionistes et finalement au concile de Ferrare-Florence (1438-1442). Le pape Eugene IV, affaibli par les decisions du Concile reformateur de Bale, a du accepter les conditions preliminaires posees par les Orientaux relatives a la convocation et aux travaux du concile. L'Eglise d'Orient insista, en effet, d'une part, sur la stricte application de la tradition conciliaire du premier millenaire et, d'autre part, sur la necessite d'une representation canonique de tout le corps episcopal de l'Eglise d'Occident. Les Orientaux consideraient, a juste titre, «   qu'il etait vain de discuter en l'absence des prelats qui s'etaient reunis au concile de Bale» (Mansi, XXXI, 491). Le delai de quatre mois, qu'on avait imparti aux prelats de Bale pour se presenter au concile de Ferrare-Florence, a cependant expire sans la venue de ces prelats. Le pape Eugene IV invoqua alors les criteres canoniques de la tradition conciliaire du premier millenaire pour persuader les Orientaux d'accepter d'inaugurer officiellement les travaux du concile : «Le pape disait : la ou je me trouve, moi, avec le roi et le patriarche (= de Constantinople), la se trouve le concile entier des chretiens, d'autant plus que tous les patriarches (= d'Alexandrie, d'Antioche, de Jerusalem) et nos cardinaux s'y trouvent aussi...» (Mansi, XXXI, 494).

Il est bien clair que cette declaration papale fait appel aux criteres conciliaires qui determinent la reunion canonique d'un Concile ?cumenique. Ces criteres sont clairement definis par le VII e Concile ?cumenique (787) et concernent, d'une part, la necessite d'action commune des eveques de l'Ancienne et de la Nouvelle Rome (« ouiaociY ») et, d'autre part, la necessite de l'accord , prealable ou posterieur, des autres patriarches d'Orient, c'est-a-dire d'Alexandrie, d'Antioche et de Jerusalem (« oui?oiii†ioa? »). Les criteres invoques par le pape auraient pu neanmoins etre interpretes aussi selon la doctrine canonique occidentale, relative a la superiorite de l'autorite papale sur celle du Concile ?cumenique. Il est cependant vrai qu'au concile de Ferrare-Florence la position de l'Eglise d'Orient, defendant la superiorite de l'autorite du Concile ?cumenique sur celle du pape, avait en principe recu une approbation de facto par la convocation elle-meme du concile.

Le cardinal Julien Cesarini saisit cependant l'occasion de la lecture en concile d'une lettre du pape Agathon pour y exposer les positions de la tradition occidentale : «... il en ressort que, chaque fois que surgit un differend sur la foi, cela concerne le primat des romains qui doit le resoudre ; et une fois qu'il se prononce, tous les conciles et toute l'Eglise doivent se conformer a cette verite...» (Mansi, XXXI, 600). Toutefois, la reaction du metropolite Bessarion de Nicee est une expression tres caracteristique de la tradition orientale. Il a soutenu que tous les eveques de l'Eglise avaient la tache commune d'enseigner les peuples, mais que cette expression de foi n'engageait pas l'Eglise, «car il appartient a quiconque respecte les dogmes communs d'exposer sa propre foi, dans la mesure de ses possibilites et selon sa volonte ; c'est-a-dire quand il ne pretend pas imposer un enseignement commun ou un credo commun, mais expose sa propre foi. Ainsi, le droit de dire son opinion appartient a chacun. De cette maniere, on a grandement besoin que le bienheureux Agathon - et meme le moindre des eveques - enseigne et conseille les peuples» (Mansi, XXXI, 617).

C'est dans le meme sens qu'on comprend la declaration du metropolite Bessarion sur le rapport canonique du pape et du Concile ?cumenique : «Nous voulons que vous sachiez, reverend, que ce n'est pas seulement a l'Eglise romaine que nous contestons cette prise de liberte (= l'ajout au credo), mais aussi a toute Eglise et a tout concile, meme ?cumenique. Car, meme si l'Eglise romaine a de l'autorite, elle en a moins que le Concile ?cumenique et l'Eglise universelle ; et si nous contestons ce droit a toute l'Eglise, a plus forte raison a l'Eglise romaine. Et nous ne faisons pas cela de notre propre chef, mais parce que nous pensons que les prescriptions des Peres l'interdisent...» (Mansi, XXXI, 624-625). Par consequent, la tradition canonique orthodoxe a toujours considere la primaute papale :

•  dans le cadre de l'ecclesiologie eucharistique, relative au rapport entre l'Eglise locale et l'Eglise universelle, puisque l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique se realise pleinement en tout lieu et en tout temps, et n'est pas une simple addition d'Eglises locales, comme le pretendait l'ecclesiologie universaliste ;

•  dans le cadre des privileges canoniques qui reviennent a la prima sedes - privileges de nature ecclesiastique et non pas de droit divin - par rapport a l'institution canonique de la Pentarchie des patriarches et non pas du corps episcopal de l'Eglise universelle, c'est-a-dire dans le cadre du systeme administratif de l'Eglise, ou peut s'exercer la primaute du siege papal pour assurer l'unite dans la communion de foi et le lien d'amour entre Eglises locales. C'est pourquoi la tradition canonique rejetait toute relation directe du pape avec le corps episcopal de l'Eglise universelle ;

•  dans le cadre du fonctionnement de l'institution conciliaire, notamment du Concile ?cumenique, qui exprimait parfaitement les privileges du premier siege dans sa relation canonique aussi bien avec la Pentarchie des patriarches qu'avec le concile ?cumenique. La tradition canonique refusait, par contre, toute problematique concernant la superiorite de l'autorite du pape sur celle du Concile ?cumenique, qui etait tellement chere aux theologiens et aux canonistes de l'Eglise occidentale apres le schisme de 1054 ;

•  dans la confrontation theologique interne qui opposa les adeptes et les adversaires de la superiorite de l'autorite du pape vis-a-vis de celle du Concile ?cumenique, confrontation qui culmina au sein de l'Eglise d'Occident durant les XIV e et XV e siecles et qui aboutit aux decisions des conciles reformateurs de Pise (1409), de Constance (1414-1418) et de Bale (1431-1449) concernant la soumission du pape a l'autorite du Concile ?cumenique ou general de l'Ouest, et

•  dans les consequences de la suppression de la theorie conciliaire desdits conciles reformateurs avec, de surcroit, l'appui irreflechi des Orientaux au cours du concile de Ferrare-Florence (1438-1449) relative a la fois au large echo en Occident des theses de la Reforme protestante du XVI e siecle et a la reforme interne de l'Eglise catholique romaine au concile de Trente (1545-1562).

Dans cet esprit, le Cardinal Joseph Ratzinger (Schisme anathematique. Les consequences ecclesiologiques de la levee des anathemes, in Istina, 1975, 98-99) a fait une proposition tres positive pour revaloriser la tradition canonique du premier millenaire sur la primaute papale afin de servir l'unite de l'Eglise : «Le renvoi aux deux freres apotres Pierre et Andre prend une signification toute particuliere pour le present dans le dialogue engage, non seulement pour mettre sur un pied d'egalite, comme Eglises-s?urs, les Eglises de l'ancienne et de la nouvelle Rome, mais egalement pour mettre en relief les analogies particulieres entre les ministeres des deux eveques, qui sont les successeurs l'un du «premier coryphee» et l'autre du «premier appele». Lors de l'accueil du pape au Phanar, le patriarche Athenagoras ajouta encore une nuance : «Contre toute attente humaine se trouve parmi nous l'eveque de Rome, le premier en honneur d'entre nous, «celui qui preside dans la charite» (Ignace d'Antioche, Ep. aux Rom., prol., PG 5,801). Il est clair que, ce disant, le patriarche ne quitte pas le sol de l'Eglise orientale et ne reconnait pas un primat de juridiction occidental. Mais il indique nettement ce que l'Orient pense de l'ordre des eveques egaux en droits et en rang dans l'Eglise et, a l'heure actuelle, il serait certainement indique de reflechir si cette profession de foi archaique, qui ne connait rien d'un «primat de juridiction» mais qui reconnait la position premiere en ce qui concerne l'«honneur» (time) et la charite, ne pourrait pas etre consideree comme une conception de la position de Rome au sein de l'Eglise satisfaisante en ce qui concerne les concepts essentiels».

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