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Les pr éliminaires du schisme de Michel Cérulaire ou la question romaine avant 1054

Venance Grumel, ‘Les pr éliminaires du schisme de Michel
Cérulaire ou la question romaine avant 1054' ,
Revue des Etudes Byzantines
X (1952), óåë . 5-23

Le schisme de Michel Cérulaire est l'un des problèmes qui, durant ces dernières décades, a le plus suscité l'intérêt des historiens du Moyen- âge (1). L'étude des sources a fait ressortir que l'événement auquel on donne ce nom ne doit pas être considéré comme l'éclatement d'un orage dans un ciel serein, qu'il n'a pas été une brisure soudaine de la communion ecclésiastique, mais l'échec désastreux d'une tentative de mettre lin à un état de désunion existant depuis nombre d'années.

Cet état antérieur a spécialement attiré l'attention et l'on a cherché à déterminer quand et comment il a pu commencer. L'on a fort bien mis en relief l'interdépendance, dans les relations de l'Orient grec et de l'Occident, du politique et du religieux, ou mieux, la dépendance de celui-ci par rapport à celui-là. L'on a relevé, dans le siècle qui précède Cérulaire, le prolongement sur le plan ecclésiastique des conflits qui mettent aux prises les deux empires, la séparation religieuse apparais­sant comme une conséquence régulière de la rupture politique (2).

Ces constatations s'imposent. Il y a pourtant lieu de se demander si l'on n'a pas, sinon exagéré cette dépendance, du moins dépassé les conséquences qu'elle comporte, en d'autres termes, si l'on n'a pas, sur des données peu sûres ou des interprétations purement conjectu­rales, forcé la signification des contrecoups que les désaccords poli­tiques provoquaient dans les relations ecclésiastiques (3). On s'en rendra compte quand on aura déterminé, ainsi que nous nous propo­ sons de le faire ici, quel est le problème central qui domine alors la politique religieuse de Byzance vis à vis de Rome, et autour duquel, selon les solutions qu'il reçoit tour à tour, se situe le comportement, hostile ou amical, des deux capitales du monde chrétien. Il apparaîtra ainsi que la séparation que l'on constate entre Rome et Constantinople avant Michel C érulaire n'était pas un vrai schisme, ni entre Églises, ni d'essence religieuse —- elle en fournit cependant l'atmosphère et le prépare, — et, par suite, qu'il faut décidément laisser à ce patriarche la responsabilité de la grande scission du XI e siècle.

Le problème central dont nous parlons se trouve inscrit .dans le titre de cet article : La question romaine avant 1054. C'est, en effet, du côté de Rome plutôt que du côté de Constantinople qu'il nous faut regarder pour bien comprendre la nature de leurs relations mutuelles et leur acheminement vers la rupture finale. Rome est le premier siège de l'Église, le centre de la communion ecclésiastique. Sa juridiction propre s'étend sur des provinces appartenant à l'empire byzantin et sur de vastes territoires hors de ses frontières. Ceux-ci, théoriquement, sont toujours sous le sceptre du basileus, et Rome elle-même est une ville qui, de droit, lui appartient. Cette conception, qui est celle des Byzantins, exige que rien ne s'établisse dans l'allégeance ecclésiastique de la nouvelle Rome à l'ancienne qui puisse nuire au principe ou au prestige de la souveraineté universelle du successeur de Constantin. C'est autour de ce problème capital que gravite le développement des relations religieuses entre les deux Églises. Quand, la présence byzan­tine ayant cessé à Rome, Rome fut devenu un enjeu, et que cet enjeu parut définitivement perdu pour Byzance, le schisme fut près d'être consommé.

Le problème se ramasse et se précise dans un fait concret : le fait de l'élection pontificale. Selon les conditions dans lesquelles elle a lieu, l'élection pontificale est le signe d'une allégeance ou de l'indépendance. Ce point de l'élection, d'abord facile à résoudre, devint dans la suite le point névralgique des relations ecclésiastiques entre Rome et Cons­tantinople. C'est lui qui constitue proprement la question romaine.

Tant que Rome se trouve incorporée dans l'empire romano-byzan- tin, la question pour Byzance de maintenir la communion avec elle et de reconnaître sa primauté se trouvait résolue dans un facile équi­libre, Constantinople acceptait la prédominance spirituelle de Rome qui lui laissait la prédominance temporelle. La désignation du titu­laire n'offrait aucune difficulté. Ou bien l'empereur intervenait, ou il laissait entièrement le choix du pontife au clergé local sur le loyalisme duquel il était sûr de pouvoir compter. Ce n'est que pour des causes dogmatiques que le schisme pouvait alors intervenir entre les deux Églises. Mais après les bouleversements qui arrachèrent Rome au pouvoir des basileus, après la constitution d'un empire d'Occident distinct et rival, le problème se posa pour Byzance de maintenir la communion avec un pape, de reconnaître la primauté d'un pontife qui était le protégé et le vassal d'un souverain étranger, usurpateur du titre impérial, et gardait sous son obédience spirituelle des évêchés soumis politiquement au basileus. Le problème se posait d'abord pour le Saint-Siège qui devait trouver ou tolérer une formule, qui, tout en maintenant son allégeance politique, inévitable, à l'empereur franc, sauvegarderait du moins le principe de la liberté ecclésiastique.

C'est Louis I er le Pieux qui, le premier, réglementa dans un instru­ment diplomatique les rapports de la papauté et de l'empire d'Occi­dent. Avant lui, on constate que, depuis l'intervention de Pépin en Italie, aucune élection ni aucune consécration pontificale ne fut soumise à l'autorisation du monarque franc. Il faut dire qu'après le couronne­ment de Charlemagne jusqu'à la fin de son règne, il n'y eut point d'élec­tion, Léon III étant mort après cet empereur; nous ne savons ce qu'il aurait pu prétendre en vertu de son titre impérial. Sous Louis I er , les deux premiers successeurs de Léon III, Etienne IV et Pascal I er , furent élus et consacrés en toute hâte suivant le mode observé pour les papes précédents. Tous deux envoyèrent ensuite notification de leur avènement au souverain. Pascal I er , pour prévenir le retour des trou­bles qui avaient agité le pontificat de Léon III, demanda et obtint de Louis I er en 817 une Constitution qui confirmait et garantissait la souveraineté du Pape sur Rome et délimitait le domaine sur lequel elle devait s'exercer. Ce document, connu sous le nom de Privilegium Ludovici imperatoris de regalibus confirmandis Papae Paschali contenait aussi vers la fm une clause concernant l'élection du Pape. Entière liberté était laissée aux Romains de choisir leur pontife, mais l'élu devait, après sa consécration, envoyer à l'empereur une notification officielle (4). C'était ériger en droit ce qui s'était fait depuis l'alliance de la papauté avec la cour franque. Sur cette base tout à fait canonique, les Byzantins avaient pu et pouvaient encore aisément maintenir leurs relations ecclésiastiques avec Rome (5).

Le même empereur, sous le pape suivant Eugène II, en 824, mit une certaine entrave à cette liberté, en réclamant de l'élu un serment avant sa consécration. On n'a pas la teneur de ce serment, mais il devait probablement consister dans une affirmation de la situation canonique de l'élu et une profession de loyalisme envers le souverain. Ce serment devait avoir lieu devant les missi impériaux (6). Cette procédure frisait le droit de confirmation. Elle pouvait ouvrir la porte à des abus, à des interventions intempestives de la volonté impériale.

Les Romains supportaient mal cette ingérence. Si Grégoire IV (828- 844), second successeur d'Eugène II (sur le premier, Valentin, on n'a pas de renseignements) fut élu selon cette formule (7), avec le pape suivant, Sergius II (844-847), on se passa de tout contrôle. Aussi l'empereur Lothaire, irrité, envoya à Rome son fils Louis et l'évêque Dragon de Metz, pour établir que dorénavant, après la mort d'un pape, on ne pourrait consacrer son successeur sans que l'empereur l'eût ordonné et que ses missi fussent présents (8). Les exigences se faisaient plus lourdes. Et pourtant, à la vacance qui suivit, les Romains n'en tinrent point compte, et Léon IV (847-855) fut. élu et consacré avant toute approbation impériale (9), Sous ce pape, même, il se forma un courant tendant à secouer la domination de l'empereur franc, à qui on reprochait de ne point protéger la ville contre les incursions des Sarrasins, et à rétablir l'autorité du basileus (10). Louis II, averti, accourut promptement pour mettre fin à cette agitation.

A la mort de Léon IV, qui survint peu après, la crainte fit que l'on se décida à suivre le canon impérial. Des délégués allèrent porter à l'em­pereur le procès-verbal de l'élection. Le choix unanime s'était porté sur le prêtre Benoit, titulaire de Sainte-Cécile (Benoît III, 855-858): Mais Louis II avait son candidat, préparé de longue main. C'était Anastase, prêtre de Saint-Marcel, déposé par Léon IV (11). L'empe­reur donc repousse le choix des Romains et envoie à Rome des missi spéciaux, lesquels, arrivés au pont Milvius, prennent avec eux Anas­tase, accueillent près du pont Milvius les notabilités du parti impéria­liste, puis entrés à Rome, chassent Benoît du Latran et veulent impo­ser son rival. La majorité des évêques reste fidèle à Benoît. S'ils consentent à un renouvellement d'élection, ils s'opposent à la préten­tion des missi qui veulent assister à leur réunion; ils ont l'appui du clergé et du peuple. Les missi cèdent enfin et Benoît est consacré avec leur approbation de devant eux (12).

Quand Benoît III mourut, l'empereur vint lui-même à Rome pour surveiller l'élection et l'ordination eut lieu en sa présence (13). Le nouveau pontife était Nicolas I er , un de ceux qui firent le plus pour l'indépendance et le prestige de la papauté. II renouvela dans un synode romain de 862 les prescriptions d'Étienne III (769) concer­nant la liberté de l'élection pontificale (14).

Le successeur de Nicolas I er , Adrien II, fut élu par les Romains; mais les missi impériaux se plaignirent de n'avoir pas été appelés à participer à l'élection. C'était une nouvelle prétention. On les calma en leur représentant les inconvénients qu'entraînerait l'attente de leur arrivée. L'enthousiasme populaire voulait qu'on procédât immé­diatement à la consécration. On jugea plus prudent d'attendre la réponse de Louis, qui approuva le choix des électeurs (15).

Au sujet de Jean VIII, successeur d'Adrien II, aucun renseignement ne nous est parvenu ni sur les conditions de son élection ni sur celles de sa consécration. Il en est de même pour Adrien III. Il est probable qu'on se passa pour eux de l'approbation impériale. Ëtienne V, élu par unanimité, fut consacré sans qu'on ait consulté l'empereur Char­les le Gros. Celui-ci, irrité, envoya plusieurs prélats à Rome pour le déposer. Devant le témoignage unanime des évêques, des clercs et des laïques, Charles n'osa sévir (16).

Cet aperçu rapide de la manière dont eurent lieu les élections ponti ficales depuis l'établissement de l'empire d'Occident (17) fait appa­ raître d'une part que l'ingérence impériale a très rarement influencé les élections elles-mêmes, qu'elle s'est bornée en général à l'approbation de l'élu avant la consécration, et surtout, d'autre part, que les Romains y étaient foncièrement hostiles, et luttaient de toutes leurs forces, — il y fallait parfois du courage —-, et profitaient de toutes les occasions pour y échapper. Ces efforts et cette vigilance ne pouvaient qu'être agréables aux Byzantins et faciliter les relations ecclésiastiques.

Après la déposition de Charles le Gros, qui met fin à la dynastie carolingienne, les élections pontificales deviennent l'enjeu des fac­tions urbaines. Rome vit alors dans une indépendance politique qui facilite aux Byzantins la reconnaissance des papes élus de cette façon. En outre, durant cette même période, le basileus, à plusieurs reprises, a besoin de l'aide du Saint-Siège pour diverses affaires d'ordre politico- religieux : querelle photienne, tétragamie de Léon VI, élection de Théophylacte, fils de Romain I er Lécapène, au patriarcat. Si l'on constate à la fin du IX e et dans le premier tiers du X e siècle des phases de rupture, cela tient à l'attitude diverse observée au sujet des deux premières de ces questions. Les élections pontificales sont tout à fait hors de cause. On les admet tout naturellement.

Ce modus vivendi allait cesser avec Otton, le restaurateur de la puissance germanique. La politique de grandeur de ce souverain transforma les conditions des rapports entre l'Occident et l'Orient, entre Rome et Constantinople. Otton vise d'abord à la couronne impériale. Une première descente en Italie ne donne aucun résultat. Mais une occasion lui est offerte. Sollicité d'intervenir à Rome même, les uns disent par Jean XII qui veut se défendre contre les entreprises de Bérenger, les autres disent par un parti romain mécontent du désordre de l'administration pontificale, Otton passe de nouveau les Alpes, se fait couronner roi d'Italie à Pavie et va ensuite recevoir des mains du pape la couronne qui le fait empereur d'Occident (18). Rien ne pouvait être plus ' désagréable pour [les Byzantins (19), à qui les événements ne tardent pas à montrer les conséquences qu'Otton entend tirer de son double couronnement : ce n'est rien moins que l'unification sous son sceptre de toute l'Italie y compris les possessions du basileus, et la main-mise sur la papauté.

L'entreprise de la conquête peut être longue et difficile. Le plus simple pour Otton n'est-il pas de gagner par la diplomatie ce qu'il coûterait trop d'emporter de vive force? De là dos tractations d'alliance matrimoniale avec la cour de Byzance : il s'agit d'obtenir pour son fils Otton, qui fut couronné lui aussi empereur en 967 (20), la main de la porphyrogénète Théophano, une des filles de Romain II, avec la clause qu'elle lui apporterait en dot les possessions grecques de l'Italie méridionale. Bien mal reçu fut l'ambassadeur, Liutprand, évêque de Crémone, qui venait avec de telles propositions à Constantinople : il y fut gardé longtemps, séquestré et traité comme un véritable espion. On accueillit sinon plus mal, dû moins avec plus de dédain, les envoyés du pape, simples prêtres, venus pour presser l'affaire. Naturellement, rien ne put se conclure (21).

Nicéphore Phocas, loin de songer le moins du inonde à se priver de ses possessions italiennes pour les beaux yeux d'un gendre germa­nique, fût-il empereur, ce qu'il n'était pour lui que prétendument, parait aux visées ambitieuses de son rival en renforçant la position byzantine dans la péninsule. Il faisait interdire le rite latin dans toute l'Apulie et la Calabre et créait une province ecclésiastique relevant du patriarche de Constantinople, composée d'Otrante comme métropole et de cinq évêchés (22).

Cette mesure sur le terrain ecclésiastique était en même temps une riposte à la main-mise du souverain allemand sur la papauté. Le nouvel empereur, à l'occasion de son couronnement, avait en effet imposé à Jean XII un concordat où il renouvelait la Constitution de 824 : les Romains ne laisseront ordonner aucun pape, avant que celui-ci n'ait prêté devant les missi impériaux et l'ensemble du peuple serment de fidélité à l'empereur (23). Jean XII, ayant voulu ensuite secouer le joug germanique — il semble avoir cherché appui pour cela à la cour de Byzance (24) —, est déposé dans un synode convoqué par Otton, et remplacé par Léon VI ÉÉ , dont le nom fut substitué dans le Privilegium Ottonis à celui de son prédécesseur. Sur le témoignage de Liutprand, qu'il n'y a nulle raison de récuser, les Romains promirent alors à l'empereur de ne plus élire ni consacrer personne sans son consentement et celui, de son fds. On abdiquait donc jusqu'au droit d'élection ( 25 ), Cette promesse, les Romains la tinrent le moins qu'ils purent.

On assiste, en effet, désormais à une lutte serrée entre le parti impérial et le parti romain ou national, et dans ce jeu affleure et parfois éclate l'influence byzantine. Nous allons en suivre les péri­péties.

Profitant de l'éloignement de l'empereur, Jean XII revient, dépose Léon VIII (964), mais meurt bientôt. Les Romains lui donnent sans tarder un successeur qui est Benoit V. Il ne dure guère plus d'un mois, car Otton derechef survient, le fait déposer et impose de nouveau son candidat, Léon VIII. On le voit, les tentatives de libération sont vite enrayées (2 6 ).

Le successeur de Léon VIII est Jean XIII (965-972), précédemment évêque de Narni, désigné à l'élection pontificale par le choix de l'empereur, qu'on a sollicité. Trois mois plus tard, une révolte dirigée contre le régime impérial le chasse de Rome, mais Otton franchit les Alpes, fait une répression terrible et rétablit son protégé ( 27 ). Sous ce pape reprennent et finalement aboutissent les tractations relatives au projet de mariage entre le jeune Otton et la porphyrogénète Théo- phano, mais sans les avantages politiques qu'en avait escomptés le souverain germanique dans l'Italie méridionale (28 ). Le couple impérial reçut la bénédiction nuptiale des mains du pontife dans l'église de Saint-Pierre, le 14 avril 972 ( 29 ). Il y a tout lieu de croire qu'à cette date tout au moins. Benoît V, du reste, était mort depuis quelques années (4 juillet 966) — l'Église byzantine avait reconnu l'élu impé­rial.

La paix ne dura pas longtemps. Jean XIII mourut en septembre suivant. Son successeur, Benoît VI {973-974), diacre romain d'origine germanique, fut consacré le 19 janvier 973, après avoir reçu la confir­mation impériale. En mai de la même année, Otton le Grand meurt à son tour. Un an se passe, et le parti national s'agite à nouveau. Une insurrection installe sur le trône pontifical un certain Franco, qui prend le nom de Boniface VII (juin 974) : sur son ordre, Benoît VI est étranglé au château Saint-Ange. Mais devant l'intervention du comte Sicco, missus d'Otton II, l'intrus ne peut se maintenir et s'enfuit à Constantinople (juillet) (30). Ce lieu de refuge montre assez que Byzance favorisait le parti national et devait avoir la main dans l'agitation. Il est clair aussi qu'une telle situation signifie que ni avec Benoît VI ni avec aucun de ses deux successeurs, Benoît VII (974- 983) et Jean XIV (983-984), il ne pouvait y avoir des relations reli­gieuses entre Rome , et Constantinople, Rome où régnait le candidat impérial, Constantinople qui soutenait et abritait son concurrent (31).

A la nouvelle de la mort d'Otton II, survenue le 7 décembre 983, Franco quitte le Bosphore, survient à Rome, s'empare de Jean XIV, l'enferme au château Saint-Ange et prend sa place (avril 984). Après seize mois, il périt dans une émeute qu'il a provoquée par ses violences (juillet 985) (32). Jean XIV, par ailleurs, était mort en prison le 20 août 984. C'est à la régente Théophano qu'échoit le difficile rôle de régler la succession au trône apostolique. Très sagement, cette princesse, d'origine grecque, laissé entière liberté aux Romains de choisir leur pontife, en même temps que sa politique italienne donne pleine satisfaction aux intérêts byzantins. Dans ces conditions, l'Église de Constantinople ne devait avoir aucune difficulté à reconnaître le successeur de Franco. Celui-ci fut Jean XV, originaire de Rome (985-996). Crescentius II, maître de la ville, le confina aux affaires religieuses, et s'arrogea le pouvoir politique, reprenant à son compte le titre de patrice. Cette situation diminuée inclina le pontife à recher­cher l'appui du parti allemand, qui s'était beaucoup fortifié sous les deux pontificats précédents. (Théophano, appelée à R ome (989), ne changea rien à la situation et confirma même, semble-t-il, à Crescentius sa dignité nouvelle (33). Visiblement, elle répugnait aux mesures violentes. Après sa mort (991), des incidents se produisirent, qu'on ne peut préciser, qui obligèrent Jean XV à se réfugier en Toscane (34), d'où il sollicita l'intervention d'Otton III : il mourut sur ces entre­faites.

Touchant la situation de Jean XV devant Constantinople, il nous semble difficile d'admettre que les Byzantins aient refusé de recon­naître un pontife, accepté à la fois par Crescentius et Théophano la Grecque, et alors qu'aucun conflit n'existait entre les deux empires. Il y a bien le témoignage d'Arnoul, évêque d'Orléans, qui proclame, au concile de Reims (991), que Rome, à la chute de l'empire, a perdu Alexandrie, Antioche, l'Afrique et l'Asie, Constantinople et même l'Espagne (35). Mais outre que cela, qui vise un but oratoire, n'est pas à prendre à la lettre, il faut noter que « post imperii occasum » ne signifie pas la mort d'Otton II, car l'empire ottonien continue, mais la fin de l'empire carolingien. C'est bien ainsi que l'entend le légat Léon, qui, pour réfuter le propos d'Arnoul, prend ses exemples jusque dans les pontificats de Jean XII et de Benoît VII, sous Otton I er (36). Léon cite des exemples qui lui sont contemporains. Il ne cite, car là est son but, que ceux qui manifestent l'autorité du Saint-Siège : une simple reconnaissance du pape n'y suffit pas. Si donc Léon ne parle pas de Constantinople, ce silence ne saurait signifier une abstention ou une sécession de l'Église byzantine. Et les circonstances ci-dessus indiquées nous donnent fondement de croire que, sous Jean XV, l'union existait entre les deux sièges (37).

A la mort de Jean XV, ce n'est plus la sage et prudente Théophano (f 991) qui préside à la succession. Son fils, Otto III, appelé par Jean XV, est alors sur la route de Rome où il va chercher la couronne impériale. Il rencontre à Ravenne les délégués des Romains venus lui annoncer la vacance du Siège et solliciter la désignation du futur pontife. Otton prit à la lettre ce qui était une marque de déférence, d'ailleurs inspirée par la crainte. Jusqu'alors, les empereurs d'Occident, quand ils nommaient directement le pape, portaient toujours leur choix soit sur un clerc romain soit sur un évêque italien. Quelle ne fut pas leur stupeur et leur dépit quand, pour la première fois depuis la fondation de l‘ empire franc, ils virent la tiare se poser sur une tête étrangère. L'élu n'était autre que Bruno, fils d'un cousin d'Otton III, alors clerc de sa chapelle palatine. Il prit le nom de Grégoire Y et Otton reçut de lui la couronne impériale (38).

La réaction ne se fit pas longtemps attendre. Quelques mois après le départ d'Otton, Grégoire V, dont le zèle réformateur mécontentait l'aristocratie romaine, eut la vie intenable : il dut quitter la place et chercher refuge à Pavie. Crescentius, maître de Rome, avisait au moyen de lui susciter un rival. S'entendit-il avec la cour de Byzance? C'est à croire, car plusieurs mois s'écoulèrent depuis la retraite de Grégoire V (automne 997), avant qu'il ne fût remplacé, et celui qui le remplaça venait de Constantinople. C'était Philagathe, un grec de Calabre, alors archevêque de Plaisance : il prit le nom de Jean XVI (39). Il faisait partie de l'ambassade envoyée par Otton à Basile II pour négocier une alliance matrimoniale et revenait alors de Byzance avec l'ambassadeur du basileus. Or, nous possédons de ce dernier, haut fonctionnaire byzantin, plusieurs lettres, fort instructives sur cette affaire (40). Ce personnage, nommé Léon, affirme son rôle dans l'élévation de Philagathe : il dit en termes exprès que c'est lui qui l'a fait pape (41). Il exprime aussi son sentiment sur l'échec final de son œuvre, échec inévitable, dit-il après coup, les choses ayant mal commencé (42). Et les choses ont mal commencé, d'abord, parce que Rome avait déjà un pape, qui ne s'était pas désisté (43), ensuite parce que Philagathe n'était pas en tout point recommandable (44). Sans doute l'avait-on mis en avant, parce qu'ayant été autrefois précepteur d'Otton III et étant actuellement son ambassadeur, cette double qualité lui éviterait des complications avec ce souverain, qui, d'ailleurs, avait intérêt à ménager la cour de Byzance, s'il tenait à ne pas manquer l'alliance qu'il sollicitait (45).

Ce calcul, s'il a existé, s'est révélé faux. Otton ne pouvait guère hésiter entre Grégoire V, son parent et son élu, et Philagathe, l'élu de Crescentius son ennemi. Il avait du reste à coeur la réforme de l'Église et comptait sur le zèle de Grégoire pour l'entreprendra et la poursuivre. Philagathe dura sur le siège tant qu'Otton demeura loin, c'est-à-dire environ un an (février 997-février 998). Revenu à Rome, le souverain germanique eut vite raison de l'intrus et, un peu plus tard, de Crescentius, qu'il força dans le château Saint-Ange et fit décapiter. Philagathe, lui, fut aveuglé et mutilé, et par là, rendu incapable d'être désormais dangereux (46).

Il est tout naturel de penser que l'Église byzantine a reconnu Philagathe (Jean .XVI), installé par une intervention grecque, et qu'elle s'est abstenue à l'égard de Grégoire V (47). Elle a dû de même ignorer le successeur de Grégoire, imposé pareillement par Otton, et étranger, lui aussi, à Y Italie : c'était le savant Gerbert, ancien arche­vêque de Reims, et alors archevêque de Ravenne, qui prit le nom de Silvestre II (999-1003).

Quand celui-ci mourut, Otton aussi avait cessé de vivre (23 janvier 1002). Le parti de Crescentius releva la tête. Jean, le fils du décapité, disposa librement de la tiare. Il l'offrit à un romain du nom de Sicco , qui devint Jean XVII. Rien ne s'opposa alors aux relations ecclésias­tiques entre Rome et Constantinople. 11 est tout à fait probable qu'elles existèrent et le contraire ne s'expliquerait que par la brièveté du pontificat. Jean XVII, en effet, mourait moins de six mois après son élévation. De son successeur, Jean XVIII, on sait positivement par le témoignage de Pierre d'Antioche que son nom était inscrit dans les diptyques de Sainte-Sophie (48). Quant au pape suivant, Sergius IV, la chose est douteuse. D'une part, il fut élu sous l'égide de Jean Crescentius , et, à ce titre, ne pouvait susciter la méfiance des Grecs; d'autre part, le silence de Pierre d'Antioche à son égard est énigmatique (49). Ajoutez à cela que dans divers récits De origine sckismatis , tardifs il est vrai, c'est à lui qu'on fait remonter le schisme qui divise les deux Églises (50).

Sergios IV mourut en juin 1012, précédé peu auparavant dans la tombe par son protecteur. Il y eut compétition autour de la tiare. A l'élu du parti de Crescentius , un certain Grégoire, la maison rivale de Tusculum opposa son candidat, Théophylacte , fils du comte Grégoire, qu'elle réussit à faire ordonner et qui prit le nom de Be­noît VIII. Le candidat évincé eut recours à Henri II, roi d'Allemagne. Benoît VIII en fit autant, et c'est en sa faveur que se prononça le sou­verain germanique. Il n'est pas-croyable que les Grecs aient reconnu un pape ainsi discuté et qui ne prévalut que par cette tutelle. Tout au moins durent-ils se tenir dans l'expectative. Des événements, dn reste, se produisirent sous ce pontificat qui allaient gravement compro­mettre l'avenir des relations entre Rome et Constantinople. Ce fut d'abord le couronnement d'Henri II comme empereur d'Allemagne (14 février 1014) avec un cérémonial nouveau qui lui attribuait symbo­liquement l'empire universel (51). Ce fut, d'autre part, l'attitude du pontife qui semblait favoriser contre Byzance l'action du rebelle, Mélès (52). A coup sûr, les relations entre les deux capitales chré­tiennes ne pouvaient alors subsister.

Henri II et Benoît VIII moururent à peu de jours l'un de l'autre. La faction tusculane s'empressa d'offrir la tiare au frère du pape défunt. L'élu prit le nom de Jean XIX.

A cause de ses possessions en Italie, le basileus, instruit par les événements récents, avait intérêt à renouer des relations pacifiques avec la papauté. A l'occasion du nouveau pontificat, inauguré en dehors de toute intervention étrangère, il se décida à régler une fois pour toutes les questions pendantes entre les deux Églises.

Il fallait tout d'abord définir les relations entre les deux sièges, ces relations ayant des incidences sur celles des deux empires.

Rappelons ici qu'aux yeux des Byzantins, le chef suprême de l'Église, c'est le basileus chrétien, représentant sur terre de la puis­sance divine. Le patriarche de la ville impériale est, pour ainsi dire, son organe pour les affaires de la religion et du culte, son bras droit dans l'ordre spirituel. Son autorité, sa dignité correspondent à celle du basileus, et comme la sienne, doivent, logiquement, être œcumé­niques. En fait, la tradition ecclésiastique, antérieure à la constitution de l'empire chrétien, oblige à reconnaître la ville des Apôtres, l' an­cienne Rome, comme le premier siège et le centre de la communion catholique. Tant que Rome appartient politiquement aux basileis , sa situation reconnue de centre de la chrétienté ne peut que servir l'influence byzantine hors des frontières de l'empire. Quand elle tomba au pouvoir des « barbares », ce fut pour l'empire byzantin comme une rupture d'organisme. Une question de principe et de prestige était engagée. Il n'apparaissait pas normal que le premier siège du monde chrétien, qui, théoriquement et en droit, dépendait toujours du basileus, fût dans la main d'un « rex » qui ne portait le titre d'empereur que par usurpation. D'une manière plus précise, il était inconvenant que les Byzantins dussent reconnaître comme supérieur, comme premier, un pontife dont l'élection dépendait d'un souverain étranger, inférieur. Étant donné l'interpénétration de l'ecclésiastique et du temporel à Byzance, la dignité impériale en recevait une sorte de diminution. L'injure atteignit son point suprême avec le couronnement d'Henri II par Benoît VIII qui lui remettait le globe, symbole de l'empire du monde. Il parut nécessaire de rétablir un certain équilibre. Puisque le souverain germanique prétendait à l'empire universel sans considération des droits du basileus, on tire­rait la conséquence jusqu'au bout. Ou affecta de comprendre que le globe symbolique signifiait le monde occidental. Puisqu'il y avait deux mondes, il y aurait deux Églises, chacune universelle dans son monde, l'Église romaine et l'Église de Constantinople; et par suite, deux chefs d' Ëglise suprêmes : le pape, pontife universel chez lui, et le patriarche byzantin, pareillement pontife universel chez lui, en toute indépendance, en toute égalité. Dans le cadre ainsi tracé, il serait facile d'insérer le règlement de la juridiction des provinces byzantines d'Italie. Elles appartenaient politiquement à V or bis de Constantinople : on suggérerait qu'il est normal qu'elles lui appar­tinssent aussi spirituellement. Déjà Nicéphore Phocas avait créé en Apulie une province ecclésiastique relevant de son patriarche (53). Le pape aurait à confirmer cette création comme à permettre l' appli­cation du principe au reste des territoires soumis au basileus. Une telle normalisation serait le plus sûr moyen d'éviter les heurts et de maintenir la concorde. Cette question cependant, pour importante qu'elle fût, pouvait ne point faire partie de la négociation présente, mais être traitée ultérieurement par manière de conséquence. L'essentiel pour le moment était d'établir les principes, à savoir, comme nous l'avons dit, l'universalité, l'égalité et la souveraineté parfaites des deux Églises de Rome et de Constantinople, chacune dans sa sphère. Sur de telles bases, l'ordre serait rétabli et la paix allait refleurir.

Cette solution radicale de la question romaine fut offerte à Jean XIX en 1024 par le patriarche de Constantinople, Eustathe . L' ambas­sade portait de la part de l'empereur de riches présents, dont on espérait un effet décisif. Il s'en fallut de peu, d'après le chroniqueur qui nous renseigne sur cette affaire, qu'elle atteignît son but. Ébloui par les dons, le pape était disposé à donner son consentement. En quels termes l'eût-il fait? Eût-il observé les nuances, c'est-à-dire les limites indispensables au maintien du principe essentiel de la pri­mauté ? On peut le présumer. Quoi qu'il en soit, il dut revenir sur son intention. Le bruit de ces tractations s'était répandu en Italie et en France, y suscitant une grosse émotion. Jean XIX reçut d'énergiques remontrances de la part de plusieurs personnages influents qui lui reprochaient de trahir les droits de la sainte Église romaine. .L' ambas­sade byzantine dut s'en retourner sans avoir rien obtenu (54).

Les relations religieuses entre les deux Eglises avaient cessé depuis plus de douze ans, c'est-à-dire au moins depuis l'avènement de Benoit VIII'. Il est évident que l'échec dont nous venons de parler ne fit que renforcer cet état de choses, qui ne pouvait plus changer que difficilement, soit que Byzance, sous la pression des événements, eût besoin de Rome, soit que Rome parût moins intransigeante. Peut-être une formule de conciliation serait-elle trouvée qui tout réparât, par exemple, la juridiction byzantine sur les territoires byzantins, tant du moins que Rome ne serait pas réincorporée à l'empire du basileus. Quoi qu'il en soit, il était vain de songer à tout rapprochement sous Jean XIX, qui avait inauguré son pontificat d'une manière si inamicale (55) et qui, pour comble, trois ans plus tard, renouvelait pour Conrad II la cérémonie du couronnement déployée pour Henri IL A Constantinople, celui qui succédait au patriarche Eustathe , mort l' année même de la malheureuse ambassade savoir, Alexis Studite (1024), dura jusqu'à l'avènement de Cérulaire (1043). Rien ne se passa à Rome pendant ce temps qui pût le porter à reprendre les relations suspendues. Le successeur de Jean XIX fut Benoît IX (1033), de la famille de Tusculum. C'était un gamin de douze ans qui ne pouvait inspirer aucun respect aux gens de Byzance; onze ans plus tard, il fut chassé par les Romains eux-mêmes qui le remplacèrent par Silvestre III (janvier 1045). Jean réussit, quelques mois après, à récu­pérer son siège, mais se sentant mal raffermi, il le vendit à un autre Jean qui devint Grégoire VI (1045-1046). Benoît IX, du reste, selon la tradition de sa maison, avait servi docilement l'empereur d' Alle­magne . Celui-ci allait encore fortifier sa main-mise sur le Saint-Siège. On le voit réunir des synodes pour faire déposer Grégoire VI et Sil­vestre III, puis Benoît IX, et nommer directement au siège pontifical Clément II (1046-1047), puis Damase II (1047-1048), puis Léon IX (1048-1054).

Mais avec Léon IX, quelque chose de nouveau se produit. L'élu impérial ne se considère pas comme élu définitif, comme élu canonique. Il n'acceptera la tiare que s'il est nommé à Rome par le clergé et le peuple romain (56). C'est une leçon donnée à l'empereur, un exemple donné à l'Église. C'est aussi une amorce possible à de nouvelles conver­sations avec Byzance qui peut voir dans une pareille conduite un retour au régime normal d'élection qui avait assuré la paix entre les deux cen­tres du monde chrétien. Michel Cérulaire fut instruit par ceux qui venaient d'Italie « de la vertu, de la noblesse, de la science » de ce pon­tife (57).

Les conjonctures politiques appelaient de leur côté un rapproche­ment . Les progrès des Normands étaient tels dans l'Italie méridionale que les Byzantins en vinrent à concevoir les craintes les plus sérieuses pour ce qui y restait de leur ancienne domination. Une union politique avec Rome apparaissait comme une nécessité; on ne la concevait pas sans la reprise des relations religieuses. L'empereur, lui, n'y répugne point : il accepterait l'union dans les conditions où elle existait avant qu'elle eût cessé. Mais le patriarche est alors Michel Cérulaire, déjà nommé, farouche ennemi des latins. C'est à ce moment qu'avec Léon d' Achrida il lance sa campagne contre les usages de l'Église de Rome et ferme les églises latines de la capitale. Si ensuite, cédant à la pression des circonstances, il consent à envoyer une lettre pacifique au pape, dont la renommée de vertu Y a atteint, c'est trop attendre de lni qu'il reconnaisse quelque supériorité au siège de Rome. Lui aussi, comme Eustathe , ne veut de paix que dans l'égalité la plus parfaite. Et môme c'est lui qui affecte une sorte de supériorité, tirée de la multitude des Églises qui lui obéissent (58).

On sait la suite, et comment l'ambassade envoyée à Constantinople pour refaire l'unité religieuse aboutit au contraire à une déchirure plus grande et plus grave, dont Michel Cérulaire porte la responsabi­lité principale devant l'histoire.

Si nous jetons les regards un siècle en arrière, c'est-à-dire depuis la restauration de l'empire germanique avec Otton le Grand, nous cons­tatons que la principale pierre d'achoppement pour la paix entre les deux Églises, latine et grecque, est la question du Siège romain, et, plus précisément, de l'élection à ce Siège. Selon que cette élection est dans les mains du souverain germanique ou qu'elle ressortit à un orga­nisme local, il y a, je ne dis pas schisme, mais suspension de relations entre les deux sièges. Cette suspension est due, non à une question de doctrine, ni, dans la première; phase du moins, à un refus de reconnaître la primauté du Siège apostolique. On veut seulement que cette autorité ecclésiastique soit soustraite à l'emprise d'un souverain rival, qui n'a aucun droit sur y œcuménè , et n'est empereur que par usurpation du titre. Ce n'est qu'avec le patriarche Eustathe que se présente un plan de règlement sur hase d'égalité absolue entre les deux Églises. Le refus de Jean XIX eut pour résultat la continuation sans éclat de l'absence des relations, avec l'espoir à Byzance, de trouver à l'avenir un pape plus accommodant, et à Rome, de rencontrer, une occasion favorable au rétablissement des anciens rapports.

Il est facile d'observer, d'après l'indice indiqué, les phases d'union et de séparation entre les deux Sièges ' dans le siècle qui précède Cérulaire :

On ne peut mettre en doute que l'union existât avant le Privilegium Ottonis . Ce n'est que depuis lors que les fluctuations commencent. Il est très probable que les Byzantins ne mirent point dans leurs dipty­ques Léon VIII, créature d'Otton I er , mais y mirent, s'ils en eurent le temps, Benoît V. Il est probable que Jean XIII, quoique impérial, finit par être reconnu à Byzance, à la faveur de l'alliance matrimoniale conclue entre les deux Cours (972).

A partir de 973 jusqu'à 1003, les seuls pontifes romains reconnus par Byzance furent Boniface YI1 (Franco) en 974 et 984-985, Jean XV, do 985 à 996, et Jean XVI ( Philagathe ), de février 997 à février 998. Et sur ces trois, deux étaient des antipapes. Ces relations internait entes marquent que les périodes d'abstention ne sont point dues à une diver­gence sur le dogme ni à une dénégation de la primauté, mais à une question de fait, celle de l'élection pontificale, et, dans le concret, à une question de personne, celle de l'élu. On reconnaissait le siège, non l'occupant.

Encore une période de sept (ou dix) ans 1003-1009 (ou 1012) où le nom du pontife romain retentit dans l'anaphore liturgique de Sainte- Sophie, et puis c'est le silence, toujours pour la même raison. Une tentative de réunion sur des bases impossibles pour Rome, et par suite, infructueuse, en 1024; une autre en 1054, dont l'échec s'accompagne d'un claquement de portes, et c'est le schisme. C'est le schisme, parce qu'aux motifs politiques dont l'incidence est variable et les blessures guérissables, Michel Cérulaire a superposé des causes permanentes autrement graves et humainement indéracinables. Profitant du climat d'hostilité créé par un siècle de frictions et de luttes pour la domination en Italie méridionale, il a dressé comme une muraille entre les Églises des différences d'ordre théologique, liturgique, disciplinaire, et fait ainsi de ce qui n'était qu'une séparation-de caractère politique, un schisme proprement dit, c'est-à-dire, une rupture de caractère ecclé­siastique et religieux. La fougue d'Humbert, en voulant frapper le coupable, ne fit que servir son dessein : le coup atteignait l'Eglise dont l'unité était désormais brisée, et la date de 1054 demeure à bon droit celle du schisme, et le nom de Cérulaire y est justement attaché.

L'exposé des faits et situations qui ont précédé cet événement expli­que qu'il est impossible d'assigner une date précise à la séparation que l'on constate avant 1054 (59). On n'est en possession que d'une donnée matérielle, à savoir : sous Jean XVÏII, le nom du pape était dans les diptyques de l'Église de Constantinople. Il y était peut-être aussi sous Sergius IV. Sous les pontifes suivants, il n'y eut point de radiation du nom, ce qui serait un acte formel de rupture et fournirait une date, mais abstention de l'y mettre et attente d'un titulaire dont l'élection fût acceptable. Auparavant, en effet, c'est-à-dire, avant Jean. XVIII, il y avait déjà eu des alternatives de relations et de silence. Les temps de silence étaient aussi des temps d'attente. Il n'y avait pas à Constantinople volonté de rompre avec Borne comme centre ecclésiastique; seulement, on ne pouvait souffrir, pour des raisons de prestige et de politique supérieure, auxquelles du reste se mêlait aussi la politique d'intérêt, que son pontife fût la créature du souverain germanique. Après Sergius IV, l'attente se prolongea. Le plan d' Eustathe , imaginé pour pallier l'inconvénient de l'emprise allemande sur le Saint-Siège avec qui l'on voulait renouer, était incompatible avec les prérogatives essentielles de la papauté. Il creusait la séparation en l'amenant sur le terrain des principes. Les chances de réconciliation étaient diminuées: elles s'évanouirent avec Michel Cérulaire.


NOTES

(1) On trouvera une bibliographie abondante dans le très important ouvrage de A. Michel , Humbert und Kerullarios , I, 1925; II, 1930, Paderborn. Depuis , ont paru du même , Von Photius zu Kerullarios (Rom. Quartalschrift , 41 (1933) 125-162); E. Amann , art. Michel Céru­laire , dans D. T. C., t. X; 1677-1703; M. Jugie , Le schisme byzantin , Paris, 1941, chap. v et vi.

(2) A. Michel et M. Jugie , ont parfaitement mis en lumière cet aspect historique .

(3) C'est ainsi qu'on a attribué aux acclamations des fêtes anniversaires de certains synodes une signification qu'elles n'avaient certainement pas; qu'on a présenté comme une réplique à des événements politiques la publication nouvelle par Sergius de l'encyclique de Photius aux Orientaux : fait qui ne repose que sur une erreur de Baronius . On a cru que les Byzan­tins répondaient à l'offensive politique des souverains germaniques par une opposition d'ordre dogmatique qui entraînait la séparation religieuse . Cf. A. Michel, I, 7-42.

(4)P. L., t. 98, 586-588.

(5)Ils s'en abstinrent durant la persécution iconoclaste jusqu'aux pourparlers du concile œcuménique de 787; pendant quelques années après le couronnement de Charlemagne, à savoir au début du règne de Nicéphore Ier (802-811), durant la seconde période iconoclaste de 815 à 842. Du patriarcat de Méthode (843-847), nous n'avons aucun renseignement positif, mais le passé du personnage autorise à présumer une reprise des relations.

(6)P. L., t. 97, 439-452; Monum . Germ . hist., Constit . et acta, I, p. 26; cf. D. T. C., t. V, 1489.

(7) L. Duchesne, Les premiers temps de l'État pontifical, 2e éd. Paris, 1904, p. 202; FLICHE et MARTIN, Histoire de l'Église, 6, p. 210.

(8) L. DUCHESNE, 209-210; FLICHE et MARTIN, 275-276.

(9)FLICHE et MARTIN, 281,

(10) L. DUCHESNE, 222-223.

(11) Il s'agit du fameux Anastase le Bibliothécaire . A son sujet voir A. Lapotre , De Athanasio Bibliothecario Sedis Apostolicæ , Paris, 1885.

(12) L. Duchesne, 229-231.

(13) Ibid., 234.

(14) Ce décret visait à réserver l'élection pontificale an clergé de Rome à l'exclusion de l'élément laïque , en l'espèce , les nobles. Cf. Duchesne, 125-126; Fliche et Martin, 6, 142.

(15) Vita Hadriani , ed. Duchesne , Liber Bontificalis , II, p. 177.

(16) Annales Fuldenses , contin ., ann. 885. Cf. Fliche et Martin, p. 442-443.

(17) Pour un exposé plus détaillé , voir Ch. Bayet , Les élections pontificales sous les Carolingiens , Extrait de la Revue historique , Paris, 1889, 43 pages.

(18) Fliche et Martin, 7, 48.

(19) Selon l'expression de A. Michel, t. I, p. 10, cet événement fit à Constantinople l'effet d'une bombe.

(20) Le couronnement eut lieu le 25 déc . 967, après les premières tractations et en vue de l'alliance projetée . La malencontreuse expédition d'Otto en Apulie (968) fut préjudiciable au projet .

(21) Sur cette ambassade , voir Lioutprand , Relatio de légations Constantinopolitana , P, L., 136, col. 909-938.

(22) Cf. V. Grumel , Regesles du patr . de Constantinople , n° 792.

(23) Fliche et Martin , t. 7, p. 49-50.

(24) Il envoya à Constantinople (ob injuriant nos tram, selon l'expression d'Otton ), l'évêque Léon et le cardinal Jean, qui furent arrêtés à Capoue , Adalbert , allié du pape , envoya lui .

aussi des ambassadeurs, qui parvinrent jusqu'à Constantinople, mais Nicéphore était trop occupé en Orient pour intervenir à Rome. Cf. J. Gay, L'Italie méridionale et l'Empire byzantin, p. 294.

(25) Liutpra n d , Hist. Ottonis , SS, III, 341; P. L., 136, 902 B. Cf. L. Duchesne , Les pre­miers temps de l'État pontifical, 342-345.

(26) Duchesne, Les premiers temps... 348-349.

(27) Ibid., 351-352.

(28) A. F. Gfroerer , Byzanlinische Geschichten , II, 552, pense qu'Otton promit de ne plus mettre les pieds à Rome; il l'infère du fait qu'il n'y retourna plus jusqu'à sa mort. Mais il n'y eut point alors de troubles qui l'y eussent appelé. Son fils, en tout cas, y séjourna sou­vent .

(29) Fliche et Martin, t. 7, p. 59.

(30) Duchesne, Les premiers temps..., 353-354* A. Michel, I, 11-12.

(31) L'échafaudage construit par Gfroerer , Gregor VII, t. V, 30-31, et adopté par Schlumberger, L'épopée byzantine, t. I, 270-275, pour expliquer la déposition du patriarche Basile, savoir, parce qu'il aurait refusé d'excommunier l'antipape Boniface VII (Franco), est une pure imagination. Une simple constatation chronologique la fait crouler. En effet, d'après Yahia , l'auteur qui nous fournit les données les plus précises sur la durée de ce patriarcat, Basile fut déposé en mars 974, plusieurs mois avant l'intrusion de Franco à Rome. Girörer ignorait Yahia ; mais Schlumberger le connaissait, et le reproduit. Il eût dû prêter plus d' atten­tion à un historien aussi digne de foi et toujours bien informé.

(32) Duchesne, Les premiers temps..., 355-356; Fliche et Martin, t. 7, p. 63.

(33) F . Grecorovius , Geschickte der Stadt Rom, III, p. 385-386.

(34) On reprochait à Jean XV sa cupidité et son favoritisme : Liber Pontif ., II, 260.

(35) MGH, SS. III, 660, 6.

(36) MGH, SS. III, 689.

(37)A. Michel, I, 1-3-14, dont l'interprétation est différente , croit à la rupture.

(38) Fliche et Martin, t. 7, p. 64-65.

(39) Ibid., 66.

(40) E.Schramm , Neuen Briefe des Byzantinischen Gesandten Léo von seinar Reise zu Otto III, dans Byz . Zeitschr ., t. XXV (1925), p. 89-105. Schlumberger, Épopée byz ., II, 282, et J. Gay n'ont pas connu les textes qui prouvent l'intrigue byzantine dans cette aventure.

(41) E. Sciiramm , art. cit ., p. 100, lettre n° 5.

(42) Ibid., p. 101, id.

(43) Ibid.

(44) Ibid., p. 101, lettre n° 6. ,

(45) L'entreprise de Philagathe faisait peut être partie d'un plan d'ensemble visant à rendre Rome aux Byzantins. Une chronique l'accuse d'avoir voulu transférer aux Grecs l'honneur de l'empire romain -, Arnolfi , Gesta archiep . Mediol ., MGI-I, SS. VIII, 9.

(46) Fliche et Martin , t. 7, p. 66-67; Duchesne , 360-361.

(47) Les vers à l'adresse de Grégoire V (cités par A. Michel, I, 17, n. 8) traduisent plutôt l'idéal que la réalité.

(48) G. Will , Acta et scripta, 192-193; P. G., t. 120, col, 800 A,

(49) Sergius IV en effet fut pape de 1009 à 1012 et eut par conséquent le temps d'avoir des relations avec Sergius II de Constantinople dont le patriarcat se prolongera jusqu'en 1018, et avec Jean III d'Antioche, qui également lui survécut. Ce que l'historien allemand Thietmar dit de lui, ainsi que de son successeur Benoît : ambo præclari et consolidatores nostri , peut hien ne se rapporter qu'aux intérêts de l'évêché de Mersebourg et non à l'influence allemande à Rome et en Italie, cf. Michel, I, p. 20, n. 1. Sergius IV, élevé au pontificat grâce à Crescen­tius , pouvait accorder des faveurs à telle église locale, mais il n'est pas croyable qu'il ait agi contre la politique générale de son promoteur.

(50) A. MICHEL, I, 20-24,

(51) A. MICHEL , I, p. 24; FLICHE et MARTIN, t. 7, p. 82.

(52) Fliche et Martin ,' ibid,, p. 83.

(53) V. Grumel , Regestas , n. 792.

(54) Glaber , HisL . IV, c. 1 : SS, VII, 67; Hugues de Flavigny : P. L., 154, col. 240-241 ; A. Michel, I, 37; M. Jugie , La schisme photién , 168-169; idem, Theologia dogmatica Orientalium christianorum , I, 351-352.

(55)La situation créée par cet échec rend difficile de croire à l'authenticité déjà compro­mise par ailleurs de la bulle do Jean XIX érigeant Bari en province ecclésiastique avec un grand nombre de suffragants. Une telle création était impossible sans l'accord du gouverneur byzantin; on ne peut croire qu'en un tel moment il ait pris à cœur de renîorcer l'influence latine dans les possessions grecques. Voir D. H. G. K, art. . Bisantius , où l'on trouvera la bibliographie.

(56) Fliche et Martin, t. 7, p. 99.

(57) C. Will, Acta et scripta, 174; P. G., t. 120, 784.

(58) Will, op. cit., 91 b, 36-40; PG., t. 120, 776 A.

(59) Les deux plus anciens byzantins qui en parlent, Pierre d'Antioche et Nicétas le Chartophylax , sont eux aussi dans l'incertitude. Nicétas la rattache au patriarcat de Sergius II, mais sans autre précision.

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