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L'éthos humaniste des Pères

Jean Coman, Contacts an. XXIV, n. 78 79, 1972, p. 186 203

 

L'humanisme est un problème ancien et toujours nouveau puisque l'homme renaît sans cesse de son propre etre, mais continuellement dans d'autres perspectives et avec d'autres préoccupations.Le néohumanisme de notre temps met en avant plus que ne le faisait l'époque de la Renaissance, la conscience de soi de l'homme, son egalité avec tous ses semblables, sa dignité, l'unité ontologique et sociale des hommes, une diversité assez étendue dans cette unité, les avantages de la solidarité et de la collaboration, la passion pour la recherche scientifique, pour le mieux être et pour le beau.

L'humanisme des Pères en fit presque autant dans des conditions différentes. Il héritait beaucoup d'éléments de l'humanisme païen grécolatin, mais son fondement et l'esprit qui l'animait étaient tout autres. Les païens étaient arrivés à quelques notions et appréciations élevées au sujet de l'homme, mais ces coefficients n'étaient pas appliqués à tous les êtres humains, divisés comme ils l'étaient en tant que classes sociales, certains presque écrasés par l'esclavage. C'était un humanisme de l'aristocratie et jusqu'à un certain point des classes libres, un humanisme qui n'embrassait pas toute l'humanité sans distinction, même lorsque théoriquement quelques philosophes l'admettaient (1) . Les échappées de la philosophie et de l'art, de la science et de la sagesse ne favorisaient qu'un petit nombre ; les lumières de la vérité et de la foi étaient réservées à des cercles fermés, même à l'époque des grands syncrétismes. Alors que les écoles et les systèmes philosophiques s'adressaient généralement à l'intelligence et aux chercheurs en quête d'abstractions, les Pères, à côté de l'intelligence et de la recherche scientifique, ont porté leur attention sur tous les hommes et sur toutes les dimensions de la vie. Il y avait plus: l'éthos dont les Pères entouraient l'homme et ses problèmes était positif et créateur d'une atmosphère favorable malgré les critiques lancées par les cercles monastiques qui, au fond, n'en voulaient pas à l'homme même mais à ses péchés et à ses défaillances. L'Eglise patristique regardait l'homme dans la perspective de son ascension sur la montagne de Dieu (saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, etc.). C'était une ascension joyeuse pendant laquelle les Pères euxmêmes montaient avec leurs disciples, avec leurs ouailles, et à laquelle ils incitaient même tous les hommes. C'était une expédition menée par la foi, par le caur, par l'humilité, par la bonté, par la connaissance rationnelle et mystique. Plus que chez les païens, chez les Pères l'anthropologie philosophique et la mystique formaient un tout, la philosophie n'étant qu'une voie pour approcher l'union avec Dieu (2) . C'est ce que cherchaient un Justin, un Origène, un Grégoire de Nysse, un Augustin, un Maxime le Confesseur, et ils trouvèrent. Les recherches anthropologiques des Pères sont les sages synthèses des données de la Révélation et de la science séculière, synthèses où plus d'une fois ils soulignent l'accord de la science et de la foi ou bien avancent des théories ou opinions personnelles comme des hypothèses, particulièrement au sujet de la double création (3) .

 

La création de l'homme

Selon les Pères, l'homme est « une réalité grande et précieuse » à qui l'on avait donné la seigneurie de l'univers avant même son apparition (4) . Il est la splendeur de la création, constitué d'intelligible et de sensible, participant par la grâce à la nature sublime de Dieu, participant simultanément à celle des éléments passagers (5) . A sa création, l'homme a été paré d'une beauté sublime, ce qui a conféré à sa nature un caractère royal. Considéré sous le rapport de la durée et de la résistance des éléments matériels de son être, l'homme n'est presque rien, mais si l'on tient compte de son Créateur et de l'action par laquelle Celui ci lui a donné l'existence, il est quelque chose de grand (6) . Il a été créé à la fin, après les autres êtres, puisqu'il était nécessaire de préparer d'abord le royaume et ensuite d'y faire venir son roi (7) . L'homme est investi d'une magistrature cosmique. Son apparition en dernier lieu, c'est l'expression du progrès de la nature vers la perfection (8) . La nature procède par degrés ascendants ; ce qui correspond à la position posidonienne et néoplatonicienne que saint Grégoire de Nysse a mise au service dé la conception chrétienne (9) . En laissant de côté la création simultanée mentionnée par Grégoire de Nysse, Augustin et autres, on pourrait dire que la création en six jours est, au fond, la création de l'homme et que le cosmos est un anthropocosmos. L'homme renferme en soi toute la série des créatures qui l'ont précédé comme le supérieur et l'universel renferment l'inférieur et le particulier. La nature est virtuellement humaine, elle est passible d'humanisation, elle appartient à l'homme; si celuici donne des noms à tous les animaux, c'est parce qu'il les avait, d'une certaine façon, en luimême. En créant l'homme, Dieu a mis dans un seul corps tout le plérôme de l'humanité ; le nom de cet être n'est pas un tel, mais celui de l'homme universel (10) . C'est une humanité non pas idéale, mais réelle, concrète. C'est une humanité d'abord en Dieu, antérieure à la vie historique mais qui, ensuite, reçoit l'existence et la perfection selon le mode temporel. Le temps a une valeur constructive : il est l' « espacement » où va se développer l'ensemble cosmique et humain ; il a une valeur historique. Par l'homme, la nature devient objet de la liberté dans ce sens que la fonction médiatrice de l'être humain amène toute la création à Dieu (11) .

 

L'homme image de Dieu

C'est un problème spécifique à l'anthropologie patristique orientale et qui a été beaucoup étudié dans les dernières décades. La plupart des Pères s'accordent avec saint Grégoire de Nysse pour dire que l'image de Dieu en l'homme, c'est la participation à la plénitude de tous les biens ; par là, l'image ressemble à l'Archétype où il y a tout le bien, toute la vertu, toute la sagesse, tout ce qui peut être conçu de mieux (12) . L'éthos poétique de saint Grégoire de Nazianze lui fait dire parfois que l'âme de l'homme est un « jet », une « émanation » de la divinité, un « mélange » avec l'esprit céleste, mais aussi que l'homme est un myste du monde, du passager comme de l'immortel, du visible comme de l'intelligible, puisqu'il est à la fois esprit et corps, être divinisé par son attrait vers Dieu (13) .

Les éléments de l'image sont :

La raison (esprit), reflet de la beauté divine dans la nature intelligible et qui constitue la force directrice de l'homme. Analysée de près par des auteurs comme Lactance, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, Némésius d'Emèse, Augustin, le pseudoBasile et par d'autres, la raison est considérée tantôt comme contemplation et action, tantôt comme sagesse et comme élément simple analogue à Dieu, tantôt comme une puissance in circonscrite et illimitée, tantôt comme un sens vivant et céleste, tantôt comme immortelle et en état de vigilance perpétuelle (14) . « La raison, voilà l'homme », dit le pseudoBasile (15). La raison, c'est le miroir du miroir, c'estàdire qu'elle reflète, d'une certaine façon, la Nature divine. La raison embellit et pare tous les éléments de l'être humain. Notre matière corporelle ne devient stable et paisible que si elle est dirigée par la raison. Non seulement la raison met de l'ordre dans la matière et dans l'âme, mais elle cherche infatigablement la vérité et se dirige vers la Vérité suprême.

Un autre élément de l'image, c'est la liberté, ce qu'il y a de plus beau et de plus précieux dans l'homme (16) . La force considérable de la raison a écarté la terreur du destin professé par les croyances païennes et par certaines philosophies et a fait de l'homme l'expression de la liberté souveraine, c'estàdire de l'initiative et de l'aspiration vers l'infini. La volonté devient autorité, car elle va transformer en réalité les décisions de la raison. Les hommes ne sont que des volontés, dit Augustin (17) .

L'amour est un autre élément et, jusqu'à un certain point, une autre expression de l'image de Dieu et du maintien de cette image (18) . L'amour dont parle saint Paul comme degré suprême de la connaissance achève l'œuvre de la raison, car il offre une connaissance face à face. L'amour est la plus profonde joie de la vie. Il aime même lorsqu'il n'a pas d'objet : «Nondum amabam et amare amabam... » (19) .

L'homme est image de Dieu aussi en tant que souverain du monde. Son autorité a comme support la raison, la liberté et l'amour.

Font également partie de l'image l'immortalité de l'âme et l'aspiration vers le bien, le beau et le bonheur.

Il n'est pas tout à fait sûr que Grégoire de Nysse emploie les termes « image » et « ressemblance » l'un pour l'autre, comme on l'a dit récemment (20) . La patristique grecque, en général, a séparé nettement les deux notions et leurs sens en précisant que c'est la ressemblance plutôt que l'image qui mène à Dieu. L'influence platonicienne y a été pour quelque chose, particulièrement chez les anthropologues chrétiens orientés philosophiquement, mais Grégoire de Nysse et bien d'autres après lui, ont complètement refondu l'assimilation philosophique de l'homme à Dieu dans la doctrine biblique de la création selon l'image de Dieu. La ressemblance à Dieu est essentiellement spirituelle : elle a lieu par la pureté, par la raison, par le verbe, par l'apatheia, par le bonheur, par l'écart de tout mal, par l'amour (21) . Si l'image est en nous, nous gagnons la ressemblance par nos efforts propres; le christianisme n'est que l'aspiration à ressembler à Dieu autant que cela est possible à la nature humaine (22) . Ressembler à Dieu, c'est être bon et miséricordieux, c'est revêtir le Christ, croître intérieurement par la science, par la piété, par la miséricorde et par l'amour. Le comble du beau dans cette vie, c'est de nous comporter comme Dieu se comporterait à notre place. Heureux est celui qui a Dieu (23) . Les Pères font de l'agapé la force de propulsion et de perfection de la société chrétienne dont, de temps en temps, des auteurs comme Aristide, Athénagore, l'Epître à Diognète, Tertullien, Athanase et d'autres décrivent des aspects qui nous paraissent aujourd'hui relever d'un autre monde. Lorsque l'éthos de la charité s'affaiblit, les Pères reviennent à la charge en luttant pour la justice, pour l'égalité, pour l'ordre universel» pour l'entente et la paix, pour l'avènement de la cité céleste (24) .

La réalisation de l'image et de la ressemblance constitue la substance de l'humanisme des Pères. Les efforts pour cette réalisation forment ce qu'on a appelé la « philocalie ».

La structure somatopsychique de l'homme

Les Pères se sont adonnés à des études approfondies sur le composé de l'être humain : le corps et l'âme.

S'inspirant de certains auteurs profanes comme Platon, Aristote, Cicéron, Galénos, Porphyre, etc., ils décrivent les parties et les organes internes et externes du corps dont ils ne cessent d'admirer l'harmonie, la beauté, la grâce, la majesté. La description des mains qui aident l'apparition du langage est particulièrement suggestive. La figure de l'homme dépasse toutes les beautés et les distinctions du monde matériel. Il y a, évidemment, des Pères qui, comme Grégoire de Nazianze, Basile le Grand, Jean Chrysostome et autres, aiment beaucoup plus la beauté de la vertu que celle du corps, qui critiquent la polysarkia ( embonpoint ) et l'e uchroia ( le teint fleuri) e t demandent un certain décharnement du corps : mais il ne faut pas s'y tromper : leur critique, au fond, concerne les passions somatopsychiques et non pas le corps lui même qu'ils apprécient pour sa valeur propre et pour son rôle fondamental dans l'ensemble de l'être humain et de la vie.

Saint Grégoire de Nysse précise que la vie du corps et de l'homme en général se développe selon trois degrés ou stades : naturel ou végétatif, sensible ou animal et rationnel ou spirituel (25 ). C'est à ce même rythme que se développe aussi l'âme qui va de pair avec le corps. La sexualité, qui est le trait le plus représentatif de la corporéité brute de l'homme, et qui provoque aussi la plus grande des passions serait, aton dit, le principal symbole de la tendance antispirituelle du corps (26) . Mais il y a là l'aspect biologique de la création simultanée, la nécessité d'atteindre le plérôme des âmes, nécessité qui, avec l'apparition de la mort, exigeait désormais le mariage. La sexualité est ainsi l'œuvre de la prescience divine (27) . Provoquée, avec anticipation, par la désobéissance qui allait se produire, elle a été d'une grande utilité puisque, sans la multiplication, l'homme déchu se serait éteint en Adam et en Eve. Après Origène, saint Grégoire de Nysse parle d'une forme (eidos), d'un aspect extérieur du corps que l'âme conserve après la mort.

L'anthropologie de saint Grégoire de Nysse est orientée vers la spiritualisation progressive du corps, ce qui est probablement lié au fait que la condition corporelle d'Adam et d'Eve au paradis n'était pas affectée par les passions au même degré qu'aujourd'hui, qu'ils avaient, sembletil, une corporéité jusqu'à un certain point spiritualisée. Saint Grégoire parle des vêtements de lumière, des vêtements éclatants des hommes avant la chute (28) . C'est ce qui se manifestera à la résurrection, dans la plénitude de l'immortalité (29) . L'idée est toute biblique. Saint Paul luimême évoque ce corps spirituel d'après la résurrection (1 Cor.15, 44).

L'âme est la grande affaire des Pères. Ils lui dédient non seulement des traités en prose et en vers, de larges exposés dans la prédication et dans l'ensemble de leur œuvre pastorale, mais aussi l'effort, le soin et le progrès de toute leur vie, à tous les degrés et dans toutes les circonstances. C'est elle, l'âme, qui est en même temps et sujet et objet et salut. C'est d'elle que tout jaillit et c'est vers elle que tout revient.

C'est l'âme qui donne la vie au corps et le rend capable de réflexion et d'action. Elle est, dit saint Grégoire de Nysse, « une essence créée, vivante, rationnelle qui donne au corps organique et sensible la force vitale et la faculté de percevoir les choses sensibles... » (30) . Saint Jean Damascène reprend cette définition en l'amplifiant lorsqu'il dit que l'âme est une essence vivante, simple, incorporelle, invisible par nature aux yeux charnels, immortelle, rationnelle, spirituelle, sans forme; elle se sert d'un corps organique et donne à celuici la force de vivre, de croître, de sentir et d'engendrer; elle n'a pas un esprit différent d'elle, mais l'esprit est sa partie la plus pure (31) . Si, pour Tertullien, l'âme est matérielle à la manière des stoïciens, pour saint Grégoire de Nysse, elle est immatérielle ou va vers l'immortalité. L'immortalité définitive est elle aussi un acquis dans l'évolution de la pensée des Pères, car, alors que saint Justin, Tatien et d'autres auteurs de la première période affirment que l'âme peut être mortelle mais aussi immortelle par la volonté divine, saint Grégoire et les autres Cappadociens, Augustin et la plupart des Pères de la deuxième et de la troisième périodes proclament hautement son immortalité, accordée par Dieu, mais qui doit aussi être méritée.

L'âme et le corps sont étroitement liés, s'interpénètrent profondément et vivent inséparablement. En dépassant la vieille conception de la préexistence des âmes et de la métempsychose qu'il combat explicitement (32), saint Grégoire de Nysse voit dans le rapport des deux éléments une unité parfaite de la nature humaine puisque les deux ont virtuellement été créés dans l'ordre éternel simultané de l'œuvre de Dieu. C'est ainsi que l'âme est présente dans tout le corps et non seulement dans certaines de ses parties, comme le cerveau, le cœur, le foie ou le sang. En tant qu'image de Dieu, elle ne peut être limitée dans l'espace. Elle s'unit au corps d'une façon mystérieuse, elle le vivifie et le dirige totalement (33) . L'âme et le corps collaborent dans toutes les perceptions sensorielles, dans les attitudes et les actions qui relèvent de l'être humain, à travers les trois stades de leur évolution : végétatif, animal et logique (34) . Cette collaboration marque l'intégration de l'homme au sein de la grande nature qui « avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier ». Si parfois l'harmonie du corps et de l'âme est menacée, ce n'est pas tant au corps qu'à la liberté qu'il faut imputer le mal. Avant la chute, au paradis, le corps était à l'unisson parfait avec l'élément suprême de l'âme. La situation se répétera après la résurrection (35), mais à un degré supérieur. La symbiose du corps et de l'âme mènera par la spiritualisation progressive du corps à la réassimilation avec Dieu ou divinisation. Jusque là, l'âme, même après la mort du corps sera capable de le reconnaître comme si elle possédait par nature certains signes par lesquels elle pourrait distinguer ce qui lui est propre à l'égard de la masse commune. La parabole du riche et du pauvre Lazare confirme l'existence de signes distinctifs du composé humain dans l'audelà avant la résurrection. Comme nous l'avons déjà dit, saint Grégoire de Nysse milite pour la conservation de la forme du corps dans l'âme (36) . C'est le sceau de notre être imprimé dans l'élément humain qui est l'image de Dieu. Ainsi les Pères considèrent la structure somatopsychique de l'homme, les fonctions, l'action et l'orientation de celle ci comme une merveille dans la nature et dans l'histoire. Elle marche guidée par l'image de Dieu vers la ressemblance avec celuici.

 

Eléments propres de l'humanisme des Pères.

1. Le principal point de départ humaniste dans l'humanisme des Pères, comme dans celui du Nouveau Testament, c'est l'Incarnation du Logos, du Fils de Dieu. L'incarnation a une valeur ontologique pour l'homme. Le Fils de Dieu s'est fait homme afin que l'homme s'élève jusqu'à Dieu, proclament les Pères : Irénée, Athanase, les Cappadociens et bien d'autres. Grâce à l'incarnation du Logos, nous sommes devenus «concorporels » à Lui, nous sommes récapitulés en Lui. Sa naissance, sa mort sur la croix et sa résurrection ont eu lieu pour le relèvement de l'homme déchu, pour son salut. Ce fait complexe et salutaire occupe des milliers de pages dans les œuvres des Pères, il s'inscrit comme thème de choix dans tous les genres littéraires, dans les prières et les liturgies, dans la prédication, dans le réseau immense de l'action charitable. Dieu aime tellement l'homme qu'il n'a pas hésité à lui sacrifier son propre Fils (Jean 3, 16). Rien parmi les choses visibles, ne vaut l'homme devant Dieu. Saint Jean Chrysostome observe que Dieu se réjouit d'habiter dans l'homme plutôt qu'au ciel (37) . Ce que le Fils de Dieu était par nature, les hommes le deviennent par la grâce « afin qu'il soit le Premier né parmi beaucoup de frères », ce qui souligne notre étroit rapport avec le Sauveur. Dieu non seulement nous a justifiés, nous a glorifiés et nous a donné l'image de son Fils, mais II n'a pas épargné ce Fils luimême (38) . Ainsi l'image de Dieu a été restaurée par la liberté, la filiation et l'immortalité.

L'homme image de Dieu ne peut se réaliser pleinement que par des efforts continus et par des progrès toujours à dépasser. L'image divine n'est pas un élément magique ou mythique, elle n'est pas un masque ou une expression littéraire sans contenu, mais l'ensemble des puissances les plus nobles de l'esprit reliées entres elles, affermies par la douceur de l'amour de Dieu et stimulées sans cesse par la grâce et par le désir de se dépasser soimême jusqu'à l'accomplissement de l'homme parfait (Matt. 5, 48). L'effort de se dépasser soimême ne va pas à rencontre de l'humanisme classique qui a lui même un fondement semblable, seulement cet effort purifie et rehausse les éléments de celuici au niveau du Logos incarné. Platon fait souvent usage de l'idée de ressemblance à la divinité au niveau mythique et philosophique (39), alors que les Pères l'emploient au niveau dogmatique, pour la sotériologie.

2. L'homme chrétien cependant oscille parfois entre le bien et le mal, comme avant l'avènement du Christ. Le mal se présente souvent masqué par la couleur du bien; ce masque attire ceux qui ne sont pas prévenus. Il en est de même pour le laid qui est masqué par une beauté apparente. L'homme chrétien doit s'engager dans une lutte sans merci contre le mal, dans un agon qui ne finira qu'à son dernier souffle. Cette lutte contre le péché et le mal en général revêt d'innombrables aspects et exige une force morale considérable. Les Pères n'en finissent plus d'y signaler le danger et de recommander toutes sortes de moyens pour le prévenir ou l'extirper. Il ne s'agit pas uniquement des manuels, traités ou simples recommandations d'ascèse utiles aux moines dans leur guerre invisible contre le malin, mais aussi de toute cette immense production d'œuvres d'éducation, de catéchèse ou de direction des fidèles. L'idée fondamentale qui s'en dégage, c'est que le bien et le salut exigent des efforts exceptionnels, une patience sans bornes, une bonté comme celle du Christ, une fermeté et un courage inlassables. Puisque le Christ habite chaque chrétien, nous devons agir comme si à nos pensées et à nos actions II présidait Lui même. Cette présidence du Christ et nos efforts pleins d'espoir nous assurent le progrès dans le bien, cette « épectase » dont parlent en des pages si colorées saint Basile le Grand, saint Grégoire de Nysse, Augustin, saint Maxime le Confesseur. La grâce de Dieu et nous travaillons ensemble à ce que la cité terrestre devienne cité céleste. Ce sera la christification du monde et de la nature. L'univers deviendra l'Eglise du Logos, selon la parole de saint Athanase et d'autres Pères.

3. Un autre élément, le support essentiel de l'humanisme des Pères, c'est l'amour ou la charité, qui vient de l'être même de Dieu, selon le mot de l'Apotre (l Jean 4, 8). Comme les Apôtres, les Pères ont chanté l'amour de Dieu et l'amour des chrétiens sur d'innombrables tons et l'ont vécu dans toutes les circonstances de leur vie avec un éthos inconnu ou presque inconnu à l'homme moderne. Les chrétiens « passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel », dit l'auteur de l'Epître à Diognète (40) . C'est la réponse à l'amour du Christ qui « aime chaque homme avec le même amour dont il aime tout le monde » (41) . La « symphonie » ou l'entente et « l'amour » que Dieu a implantés dans les hommes afin que ceuxci aient soin l'un de l'autre et qu'ils puissent s'unir sont présents aussi dans les arts, dans les éléments, dans les plantes et en toutes choses (42) .

Cependant, il n'y avait là souvent que rêverie missionnaire, puisqu'en réalité la charité n'était pas toujours visible. Les Pères soulignent ce fait, donnent l'alarme et font tout pour y remédier. Il y avait, à l'époque de l'esclavage, tant de misères et de malheurs qu'ils s'efforcent de soulager ou d'écarter : la pauvreté, la famine, les maladies, les guerres, l'inégalité, l'injustice sociale, l'exploitation sous toutes ses formes, la plaie horrible de l'esclavage luimême. Dans une de ses plus belles homélies, saint Jean Chrysostome dit que, si tous les hommes aimaient et étaient aimés, personne ne subirait aucun tort, les tueries, les luttes, les guerres, les révolutions, les rapts, l'avarice et tous les maux seraient écartés, la méchanceté ne serait plus connue, même de nom. Un faiseur de miracles ne pourrait accomplir pareilles choses (43). Celui qui aime habite la terre comme si c'était le ciel, jouissant partout de la paix et se tressant d'innombrables couronnes. Il ne sera pas touché par l'envie et la colère, par la jalousie et l'arrogance, par la vaine gloire et par la mauvaise passion. La charité est supérieure au martyre, elle est plus forte qu'un rempart, plus dure que le diamant. Combien de joie et de grâce la charité ne metelle pas dans l'âme, comme la bonne abeille, elle amasse les biens de partout et les thésaurise dans l'âme de celui qui aime (44) . La charité change la nature des choses, elle arrive avec tous les biens à la main. Elle est plus caressante que toutes les mères, plus riche que toutes les reines (45) . L'amour est plus précieux que tout et ne peut être changé contre rien si ce n'est l'homme luimême. Augustin observe : « Le prix du blé ce sont tes monnaies, le prix des terres c'est ton argent, le prix de la perle est ton or, le prix de la charité c'est toimême... Si tu veux avoir la charité, cherchetoi et découvretoi » (46) . Dans le même sens, l'œcuménisme actuel précise que l'amour, c'est la puissance par laquelle l'homme peut être délivré pour devenir homme; l'amour c'est le critère de l'humain (47) .

Un des maux qui rongeaient et rongent le cœur de l'homme chrétien ainsi que de l'homme nonchrétien, c'est l'envie ou la jalousie (phthonos, invidia), ennemi mortel de la charité et l'un des grands maux de l'humanité. Les Pères s'en sont saisis et l'ont combattue de toutes leurs forces soit par des traités spéciaux (saint Cyprien, saint Basile le Grand, etc.), soit dans leurs sermons exégétiques ou autres, soit par leur propre comportement plein de charité. A l'opposé de celui qui aime, l'envieux tombe malade à la vue du bien d'autrui et se réjouit à la vue du malheur d'autrui. C'est pourquoi les Pères considèrent l'envie comme un ennemi commun de la nature humaine et exhortent leurs fidèles à la bonne émulation (48) .

4. Les Pères travaillent de toutes leurs forces à réhumaniser l' homme. « Viens, dit saint Jean Chrysostome, et deviens homme, afin que la désignation de la nature ne puisse pas induire en erreur... On dit que c'est un homme, mais seulement de nom, non pas aussi selon le sens... Que faistu ? Dismoi ! Il y a des dresseurs qui peuvent transférer aux animaux la noblesse des hommes autant que c'est possible; ils apprennent aux perroquets à parler à voix humaine en faisant violence à la nature par la technique; ils apprivoisent des lions qu'ils amènent après eux sur les places. Toi, tu apprivoises le lion, bête sauvage, et tu es plus impitoyable que le loup ! Ce qui est plus grave, c'est qu'alors chaque animal a un seul défaut. L'homme méchant en acquiert un grand nombre... O homme, pense à ceci : selon l'image de qui astu été créé ?... « Mais comment devenir homme ? » demandeton. Si tu maîtrises les passions du corps, si tu chasses le dérèglement des mœurs, l'amour de l'argent, si tu purifies ton lieu. Comment devenir homme ? Si tu viens là où l'on façonne des hommes. Si je te prends cheval, j'en fais un homme. Si je te prends loup, j'en fais un homme. Si je te prends serpent, j'en fais un homme, non pas en transformant ta nature, mais les sentiments et les principes d'après lesquels on règle sa vie » (49) . Ce laboratoire qui, d'après Chrysostome, réhumanise l'homme, c'est l'Evangile et l'Eglise, c'est surtout le soin paternel et l'âme ardente du pasteur missionnaire qui entreprend tout pour faire retrouver à ses ouailles l'image de Dieu. C'est ce que fit Chrysostome (50), c'est ce que firent la plupart des Pères avec un optimisme, une fermeté, un équilibre et une continuité admirables. L'homme a eu et aura toujours besoin d'être humanisé et réhumanisé.

5. L'homme chrétien du Nouveau Testament et de l'âge patristique jouit d'une liberté spirituelle qui le fait penser et agir d'une façon nouvelle, dans le Seigneur. La liberté lui a apporté le rang et la dignité de la personne, c'estàdire la force de la conscience et d'une plénitude morale et spirituelle qui le font s'intégrer dans l'histoire du salut et du monde, comme fils de Dieu et frère du Christ et de tous les hommes. Un des éléments les plus remarquables de la personnalité patristique, c'est de sentir, d'agir, et de créer en unité parfaite avec tous les frères, avec tous les hommes. L'unité de l'homme est un point de départ et une plateforme pour l'unité de l'humanité. L'effort des Pères dans leurs œuvres et dans les conciles œcuméniques pour défendre l'unité de la Sainte Trinité et celle des deux natures en Christ mettait à nu l'aspect dogmatique d'un travail plus complexe, qui voulait promouvoir ou maintenir l'unité du cops du Christ. Les Pères parlent souvent de l'esprit œcuménique qui animait les communautés de leur époque, cette « communion des saint » (Nicétas de Rémésiane), cette « Eglise des saints » (Augustin). Nous sommes membres les uns des autres, puisque nous sommes un seul corps bien que les dons y soient divers (51) .

6. Les Pères ont entrepris des missions dans des conditions plus difficiles que celles d'aujourd'hui. Ils façonnaient l'homme nouveau par le Saint Esprit non seulement à la chaleur de leur foi, de leur conviction et de leur parole mais aussi dans l'atmosphère sanctifiante d'une vie exemplaire de travail, de sacrifice et de charité. Ils ont civilisé de nombreux peuples aux frontières de l'Empire romain et audelà de ces frontières en créant des alphabets pour leurs langues et en donnant par là le branle à leurs cultures nationales, comme ce fut le cas pour les Géorgiens, les Arméniens, les Coptes, les Goths, les Slaves. La première histoire nationale de la France à ses débuts fut écrite par un Père : Grégoire de Tours. Les Pères ont considérablement contribué à la conservation de la culture grécolatine et d'autres cultures dont ils nous ont transmis de nombreux textes et documents, des notes, des souvenirs, des appréciations. Ces cultures ont laissé des traces dans la littérature patristique et ont été confrontées plus d'une fois avec la nouvelle culture chrétienne. La confrontation a mieux éclairé l'esprit humaniste des Pères.

Pour conclure, nous nous permettrons de transcrire des remarques de Némésius d'Emèse sur l'homme - flambeau de l'univers : « Qui pourrait admirer convenablement la noblesse de cet être qui associe en lui les choses mortelles aux immortelles, qui réunit les choses rationnelles aux irrationnelles, qui porte dans sa nature l'image de toute la création, ce qui lui a valu d'être appelé le microcosme, qui jouit de la part de Dieu de beaucoup d'attention, pour qui existent toutes les choses présentes et futures, pour qui Dieu luimême s'est incarné, qui tend vers l'immortalité et évite tout ce qui est mortel, qui, créé selon l'image et la ressemblance de Dieu, est roi au ciel, vit avec le Christ, est enfant de Dieu, est situé audessus de toute domination et autorité? Qui pourrait raconter les privilèges de cet être ? Il traverse les mers, fréquente le ciel avec l'œil de l'esprit, réfléchit aux mouvements, aux distances et au volume des astres, utilise pour lui la terre et la mer, méprise les bêtes et les monstres des eaux ; toute la science, l'art et la recherche le font triompher, il entretient avec qui il veut des rapports audelà des frontières à l'aide de l'écriture, il ne se laisse pas empêcher par le corps et prophétise l'avenir. L'homme est maître de tout, il domine tout, il jouit de tout et parle avec les anges et avec Dieu, ordonne à la créature et aux démons, examine la nature des choses, se donne de la peine pour Dieu, est demeure et temple de Dieu » (52) .


NOTES

(1) Aristote, Ethique à Nicomaque 1177b, 241178a, cf. Frag. 61 qui avait dit que « l'homme est comme un dieu mortel » puisqu'il a en lui quelque chose de divin et qu'il pourrait vivre comme s'il n' é tait pas mortel, fait cependant la remarque que la vie en soi ne permet pas de mener une pareille existence. Cf. Eric R. Dodds, I Greci e l'Irrazionale, « La Nuova Italia » Editrice, Firenze, 1951 (trad. d'apr è s l'original : The Greeks and the Irrational, Berkeley et Los Angeles, Univ. of California Press, 1951), pp. 280281 et n. 3.

(2) Gerhart B. Ladner , The philosophical anthropology of Saint Gregory of Nyssa dans Dumbarton Oaks Papers - Number Twelve, Edited by the Committee on Publications The Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Trustees for Harvard University Washington, District of Columbia, Harvard University Press, Cambridge Massachussets, 1958, p. 62.

(3) Saint Gr é goire de Nysse, La cr é ation de l'homme, 16, PG 44, 180 C.

(4) Ibidem., 2, 3, 132 D, 133 CD.

(5) Saint Gr é goire de Nysse, Discours catéchétique VI, 3 4, 5 é d L M é ri dier, 1908, pp. 34, 36.

(6) PseudoBasile le Grand , La création de l'homme, 1, PG 30, 40 C .

(7) Saint Gr é goire de Nysse , La création de l'homme, 2 132 D

(8) Ibidem 8, 145 B.

(9) G.B. Ladner, op. cit. p. 7172 et nn. 48, 49.

(10) Saint Gr é goire de Nysse op. cit., 16, 185 CD.

(11) J. Laplace, Introduction à saint Grégoire de Nysse, La création de l'homme, p. 3738.

(12) Saint Grégoire de Nysse, op. cit., 16, 184 AB.

(13) Sermon sur la naissance du Seigneur 11, PG 36, 321 CD, 324 A .

(14) Saint Gr é goire de Nysse, op. cit. 11, 156 AB; Lactance, De opificio Dei, vel formatione hominis 16, 17, PL, 7, 65 A66 A, 68 A.

(15) La cr é ation de l'homme 7, PG 30, I, 17 C.

(16) Nem é sius d'Em è se, La nature de l'homme 39, PG 40, 764 B.

(17) De civitate Dei 14, 6, PL 41, 409.

(18) Saint Gr é goire de Nysse, op. cit. 5, 137 C .

(19) Augustin, Confessiones 3, 1, 1, PL 32,683.

(20) G.B. Ladner, op. cit. p. 64.

(21) Saint Gr é goire de Nysse, op. cit., 5, 137 BC.

(22) PseudoBasile le Grand, op, cit., I, 21, 33 B. 192

(23) Augustin, De vita beata 2, 11, PL 32, 965!

(24) Idem, De civitate Dei, 19, 24, PL 41, 655.

(25) Op. cit., 8, 155 D 145A.

(26) G. B., Lander, op. cit. p. 83, 84.

(27) Saint Grégoire de Nysse, op. cit. 17, 189 C sq.

(28) Idem, De l'oraison dominicale 5, PG 44, 1184 B. Hom. Sur le Cantique des Cantiques 11, 1005 B, ap. Lander, op. cit., p. 90 et n. 142.

(29) G.B. Ladner, op. cit., p. 8990.

(30) Discours sur l' â me et la r é surrection PG 46, 29 B.

(31) Expos é exact de la foi orthodoxe 11, 12, PG 94, col. 924 B.

(32) La cr é ation de l'homme 28, 232 A 233 A.

(33) Ibidem, 14, 173 D, 176 AB.

(34) Saint Grégoire de Nysse, Discours sur l' âme et la résurrection col 125 C, 128 A.

(35) G.B. Ladner op. cit. p. 93.

(36) Op. cit., 27, 225 D.

(37) Hom é lie XIV, 11, sur l'Epître aux Romains, PG 60, 539.

(38) Ibidem, XV, 1, 2, 541, 542.

(39) Lietrich Roloff, Gottahnlichkeit, Vergottllcung und Erhohung zu sellgen Leben. Untersuchungen zur Herkunft der platonischen Angleichung an Gott, Walter de Gruyter & O, Berlin, 1970.

(40) V, 9, éd. et trad. H.l. Marrou, 1951, p. 6365.

(41) Saint Jean Chrysostome, Homélie 11, 8, sur l'Epître aux Galates, PG 61, 647.

(42) Idem, Homélie 32, 2 sur la 1 e Epître aux Corinth., PG. 61, 267.

(43) Ibidem, 32, 5, 271.

(44) Ibidem 32, 272.

(45) Ibidem, 273.

(46) Sermo 34, 4, PL 38, 212.

(47) U. Wilckens, Das Menschenbild im Evangelium Kriterium des Humanum in der Bibel, dans Okumenische Diskussion, Band IV, N. 3, 1968, p. 113, 115.

(48) Saint Jean Chrysostome, Hom é lie 31, 4, sur la 1 e Epître aux Corinth. PG 61, 262, 263.

(49) Idem, Sur le mot du proph è te David : « Ne crains pas quand l'homme s'enrichit, quand s'accroît la gloire de sa maison » (Ps. 48, 17) et de l'hospitalit é 1, 2, PG 55, 500501.

(50) D. Trakatellis, Man fallen and restored, in the teaching of S. John Chrysostom, dans Sobornost, S é ries 4, n ° 10, WinterSpring, 1964, p. 570.

(51) Saint Jean Chrysostome, Hom é lie XI, 1, sur l'Epître aux Romains, PG 60, 601.

(52) La nature de l'homme, I, PG 40, 532 C533, AB.

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