PAGE CENTRALE     QUI SOMMES NOUS     SAINTE BIBLE  
  BIBLIOTHEQUE «PORFYROGENNITOS»     LIBRAIRIE      
PELERINAGE DE LA SAINTE BARBE   CAMPUS THEOLOGIQUE
La Voix du Seigneur | Liens| Rubrique des fêtes | Multimédias

 

DOGMATIQUE

PASTORALE

LITURGIQUE

HISTOIRE DE L'EGLISE

SAINT ECRITURE

ART ECCLESIASTIQUE

PATROLOGIE

DROIT CANON

Les éléments de Théologie Négative dans la pensée de Saint Augustin

Vladimir Lossky
(Communication au Congr è s International Augustinien, Paris,
21/
24 septembre 19 54)
Contacts , année XXXI, n. 106, óåë. 142-152.

 

Le rôle de la négation dans la connaissance de Dieu n'est pas nécessairement lié à une « théologie mystique», telle qu'elle a été conçue par l'auteur du Corpus dionysien. Même chez Denys la voie négative, bien qu'elle culmine dans « reconnaissance par laquelle on connaît au-del à de l'intellect» (PG 3, 1000-1), n'est pas uniquement un acheminement vers l'union extatique : elle est aussi une spéculation dogmatique sur la transcendance divine (1). On peut dire, en généralisant, que toute pensée religieuse, dans la mesure où elle prend conscience de cette vérité, se voit obligée de recourir aux négations, qu'elle veuille atteindre l'inaccessible en se dépassant dans une mystique accompagnée d'une dialectique, ou qu'elle reste dans les limites d'une théologie naturelle, en faisant de la voie d'éminence et du principe d'analogie un moyen de signaler, dans les concepts mêmes dont elle se sert, la transcendance d'un Dieu qui échappe à la connaissance conceptuelle. Si saint Thomas d' Aquin a pu prêter à l'apophase dionysienne un sens nouveau qui n'entraînait pas le dépassement de l'exis­tence, c'est que l'usage des négations, requis par l'idée d'un Dieu transcendant, n'est pas une caractéristique exclusive de ceux qui exaltent Dieu au-dessus de l'être.

Les éléments de théologie négative ne sont pas nécessairement limités à une tradition plus ou moins christianisée de plotinisme. D'ailleurs, le rôle de l'apophase n'est pas identique chez des « plotiniens» aussi différents qu'un Marius Victorinus, un saint Augustin et un pseudo-Denys. Pour Victorinus, le Dieu par excellence est l'Un antérieur à l'Etre - totum proon, Jésusétant totum on (PL 8, 1021 a ); la Trinitéest l'effet d'une Cause par laquelle Dieu se produit Lui-même en tant qu'Etre : Neque Pater, neque Filius, ante egressum foras, sed Unum ipsum solum (1132 b). Plus proche de Plotin que l'auteur des « Aréopagitiques», Marius Victorinus a ceci de commun avec Denys que tous les deux reconnaissent en Dieu un principe supérieur à l'être, ce qui n'a jamaisétéle cas de saint Augustin. Mais, tandis que chez le traducteur latin des Enn é ades, malgréla consubstantialitéqu'il défendait contre les ariens, le hiatus ontologique entre le Dieu-Un et le Dieu-Etre, manifestédans le Logos, sembleêtre à peine comblé, pour Augustin et Denys la ligne de démarcation passe entre la Trinité consubstantielle et ses effets créés, avec cette différence que le pseudo-Aréopagite insista sur le caractère « suressentiel» de la Théarchie là où saint Augustin vit l'excellence de I' « Etre-même». Un Dieu au-del à de l'être est, avant tout, le Dieu de l'apophase. Rien d'étonnant que « la théologie négative, si chère à Plotin», apparaisse déj à chez Marius Victori­nus « dans toute sa splendeur» (2), avant de faire son entrée triomphale dans la littérature chrétienne avec lesécrits du présumédisciple de saint Paul. Plus modeste, l'apophase est cependant assez marquée chez saint Augustin pour qu'on puisse parler au moins d'éléments de théo­logie négative dans sa pensée religieuse.

Dans le De ordine , écrit de catéchumène (386) que le vieilévêque d'Hippone jugera sévèrement, dans ses Ré tractations, pour avoir donnétrop d'importance aux sciences humaines, Augustin, vivant encore de nourriture intellectuelle trouvée dans les « livres des platoniciens»,établit un plan d'études (3) orientées vers deux questions qui l'occuperont pendant toute sa vie l' â me humaine et Dieu. Prima est illa discentibus, ista iam doctis. Pour pou­voir traiter de ces questions, il faut, non seulement fuir les choses passagères, mais aussi apprendre ce qu'est le néant, la matière informe, le forméinanimé, le corps, la forme dans le corps, le lieu, le temps, le mouvement local, le changement, la durée, l'éternel (aevum ), ce que c'est que de ne pasêtre dans le lieu ni dans le temps, enfin - ce que c'est que de n'être nulle part et cependant de ne pasêtre nulle part. Puisque celui qui ignore tout cela ne pourra dire quoi que ce soit sur l'â me sans tomber dans les plus gra­ves erreurs, il sera encore moins capable d'aborder la ques­tion de Dieu - de summo illo Deo, qui scitur melius nescciendo (PL 32, 1015). Cet « ordre d'études» de la sagesse humaine doit nous rendre aptes à comprendre l'« ordre des choses», en nous faisant distinguer les deux mondes (sensible et intelligible) (4) et l'Auteur même de l'univers, cuius nulla scientia est in anima, nisi scire quomodo eum nesciat (ibid., 1017). Ces déclarations « apophatiques» sont très nettes. Il est à noter que la première vient au terme d'une progression de connaissances qui débute par la notion du non-être et s'élève, à travers tous les modes d'être changeant, vers l'être non spatial et non temporel, pour aboutir à cette manière d'être et de ne pasêtre en dehors de toutes choses (et nusquam esse et nusquam non esse) qui pourrait s'appliquer aussi bien à l'âme dans son rapport au corps qu' à Dieu dans son rapport à l'univers. Or c'est ici qu'intervient l'ignorance des docticescitur melius nesciendo qui prête à tout le parcours ascendant de Vordo rerum un accent négatif : la connaissance de la réalité créé e nous sert à dégager notre inconnaissance au sujet de Dieu en rejetant tout ce que Dieu n'est pas. La deuxième déclaration d'ignorance souligne l'utiliténégative des sciences : si, après avoir compris l'ordre des choses et la place suprême que l' âme y occupe, les « instruits» ne trouvent dans l' â me aucune science positive de Dieu, cette incon­naissance propre à l' âme humaine est au moins savoir comment elle doit ignorer Ipsum parentem universitatis, afin de pouvoir Le distinguer d'elle-même et de toute autre réalité qu'il transcende. L'ignorance au sujet de l'Etre divin, dans le De ordine, est l'envers négatif des connaissances de l'être créé : on parvient à distinguer Dieu de ce qu'il n'est pas, sans pouvoir dire ce qu'il est en Lui-même.

Les expressions laudatives à l'adresse de l'ignorance ne manquent pas dans les œ uvres de saint Augustin. Ainsi, en répondant à Hésychius, qui l'interrogea sur les fins dernières, l'évêque d'Hippone, après avoirémis son opinion, ajoute en terminant sa lettre (Ep. 197; PL. 33, 901) que l'ignorance prudente est préférable à une fausse science. Dans le sermon 301 (PL. 38, 1382) il dira que la confession de l'ignorance est un degréde science et, ailleurs (Conf., XIII, c. 20, n. 30), il l'appellera « mère de l'admiration». Cependant, l'ignorance augustinienne n'est jamais l'exclusion de toute science intellectuelle au sujet de Dieu : Haec est enim vis verse divinitatis, ut cr é atures rationali, iam ratione utenti, non omnino ac penitus possit abscondi (In Joh. evang., tr. 106, c. 17, n. 4; PL. 35, 1910). S'il n'est permis à personne de conna î tre Dieu ut est, il estégalement inad­missible que l'on ignore son existence : ubique secretus, Dieu est aussi ubique publicus (Enarr. in Ps. 74; PL. 36, 952). II est assez connu pour qu'on désire Le trouver, assez inconnu pour qu'on Le cherche, en désirant toujours davantage. En effet, pour désirer connaître la Véritéqui nous confère la béatitude, il faut l'appréhender déj à en quelque manière, il faut donc qu'elle soit présente dans notre mémoire. C'est toute la noétique augustinienne de la « mémoire du présent», christianisation de la réminiscence platonicienne, doctrine sur laquelle nous ne pourrons pas nous arrêter ici (5). Notons simplement ceci: sans cette pré­ sence de la Source de Vérité, qui instruit la pensée et reste cependant transcendante à l'âme, la voie négative serait impossible. Qui nondum Deum nosti, unde nosti nihil te nosse Deo simile ? Augustin se pose cette question déj à dans les Soliloques (PL 33, 873), en 387. Dieu Lui-même, de qui il dira ailleurs (Conf., III, c. 6, n. 11), Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo, oblige la pen­sée à rejeter tout ce qu'il n'est pas et à préférer cette « pieuse ignorance» à la « science présomptueuse». De Deo loquimur, quid mirum si non comprehendis ? Si enim comprehendis, non est Deus (Sermo 117, PL. 38, 663).

L' abstrusior profunditas nostree m é morise (PL 42, 1088) ne communique à la pensée aucune connaissance positive de l'Etre divin. Elle lui donne cependant un critère négatif très sûr pour juger tout ce qui pourraêtre dit au sujet de Dieu, « si toutefois quelque chose peutêtre dit de Lui proprement par la bouche humaine» (De Trin., V, 10, 2 : PL 42, 918). Dans De doctrina christiana I, 6 (PL 34, 21) saint Augustin montre l'inadéquation radicale entre toute parole humaine et le sens intérieur que nous avons de l'excellence de Dieu. Diximusne aliquid et sonuimus aliquid dignum Deo? Imo vero nihil me aliud quam dicere voluisse sentio : si autem dixi, non hoc est quod dicere volui. Cette carence de moyens d'expression nous rend incapables de parler même de l'ineffabilitédivine sans tomber dans une contradiction lamentable : Et fit nescio quae pugna verborum, quoniam si illud est ineffabile, quod dici non potest, non est ineffabile quod vel ineffabile dici potest. Quas pugna verbo­rum silentio cavenda potius quam voce pacanda est. Et pourtant Dieu admet le service de la parole humaine : si les deux syllabes du mot Deus ne Le font pas connaître, cependant, lorsque ce son vient frapper les oreilles, tous ceux qui comprennent la langue latine sont incités àélever leur pensée vers une nature très excellente et immortelle, lia cogitatur, ut aliquid quo nihil melius sit atque sublimius illa cogitatio conetur attingere (Ibid., col. 22).

Même dans la prière nos paroles sont insuffisantes, car, selon saint Paul, « nous ne connaissons pas comme il convient ce que nous demandons» (Rom., VIII, 26) et c'est l' Esprit-Saint qui nous fait pousser des gémissements inénarrables, en nous inspirant le désir d'une réalitéencore inconnue. Quomodo enim narratur, quando desideratur, quod ignoratur ? (Ep. 130, ad Probam; PL. 33, 50o). Même ici une attitude négative est nécessaire pour rejeter toute notion qui se révèle comme inadéquate à ce que nous devons chercher dans l'oraison : Quod enim, sicuti est, cogitare non possumus, utique nescimus, sed quicquid cogitanti occurrerit abicimus, respuirnus, improbamus, non hoc esse quod qu œ rimus novimus, quamvis illud nondum, quale sit, noverimus. Et saint Augustin ajoute : Est ergo in nobis qu œ dam, ut ita dicam, docta ignorantia, sed docta Spiritu Dei, qui adiuvat infirmitatem nostram. La « docte ignorance» (6) de la Lettre à Proba (vers 412), sans être un terme de théognosie mystique, a un sens religieux plus riche que l'ignorance des docti , dans De ordine . Instruite par l' Esprit-Saint, elle nous oblige, non seulement à reconnaître la transcendance divine, dans une pensée philosophique qui parcourt l'ordre de l'univers créé, mais à transcender tout ce que l'esprit humain pourra formuler, en s'adressant à Dieu dans l'oraison.

Saint Augustin trouve cet appel à un dépassement néga­tif dans certaines expressions scripturaires. D'après lui, l'anthropomorphisme biblique ne peut horrifier que ceux qui s'imaginent encore pouvoir trouver des paroles appropriées à la Majestéineffable. La pédagogie divine est là pour les en dissuader par les Ecritures inspirées : Sanctus enim Spiritus hoc ipsum hominibus intelligentibus insinuans, quam sint ineffabilia summa divina, his etiam verbis uti voluit, quee apud homines in vitio poni soient; ut inde admonrentur, etiam illa quae cum aliqua dignitate Dei se putant homines dicere, indigna esse illius maiestate, cui honorificum potius silentium, quam ulla vox humana competeret (Contra Adimantum, PL 42, 142). Ces expressions, que l'on trouve viles et le moins applicables à Dieu, nous apprennent que même les paroles de l'Ecriture qui nous semblent convenir en propre à la grandeur divine ne sont appropriées, en réalité, qu'au niveau de l'entendement humain. Il faudra donc qu'on les dépasse aussi, comme on a dépasséles autres, manifestement impropres : Ac per hoc etiam ipsa transcendenda esse sereniore intellectu, sicut ista qualicumque transcensa sunt (De divers, quaest., ad Simplicianum, PL 40, 138) (7).

Si les noms que l'Ecriture prête à Dieu doiven têtre « transcendés par une intellection plus pure», il y a cependant un nom qui ne sauraitêtre dépassé, un nom qui marque le terme de l'ascension négative de la pensée. C'est le nom révéléà Moïse : Ego sum qui sum (Exode, III, 14) (8). En effet, ce nom de l' « Etre même», le premier nom divin, reste fermépour l'intelligence créé e, car il désigne Dieu en ce qu'il est: « Je suis Qui suis, comme si rien d'autre n'était» (1680). Esset tibi nomen ipsum Esse, nisi quidquid est aliud, tibi comparatum, inveniretur esse vere (1311) ? Mais rien de créé n'existe en vérité, puisqueêtre vraiment c'estêtre immuablement soi-même : Esse nomen est incommutabilitatis (66). Esse, Veritas, Incommutabilitas, Aeternitas co ï ncident, pour saint Augustin, dans l'éternel présent exprimépar le mot EST. Ainsi pourra-t-il dire : Eter­nitas ipsa Dei substantia est, quae nihil habet mutabile : ibi nihil est praeteritum, quasi iam non sit ; nihil futurum, quasi nondum sit. Non est ibi nisi Est... Magnum ecce Est, magnum Est. Ad hoc homo quid est ? Quis apprehendet illud Esse » (1311) ? Mais Dieu réconforte la fragilitéhumaine: Audisti quid sim apud me, audi et quid sim propter te. L'Etre inac­cessible dans son immutabilitéest aussi « le Dieu d'Abra­ham». Ce nom de condescendance est celui du Verbeéter­nel qui créa le temps et vient dans le temps : Natum et in tempore, cum it vita aeterna, vocans temporales, faciens aeternos (ibidem). C'est ce que le jeune Augustin cherchait en vain en lisant les Enn é ades : un Dieuéternel qui entre dans le temps, pour faire participer les temporels à son Eter­nité, pour les «éterniser» en leur communiquant l'être immuable. Mais peut-on avoir ici-bas l'expérience de cet état bienheureux, vers lequel le Verbe incarnéa appelélesêtres changeants qui ne sont jamais ce qu'ils sont, ne connais­sant d'autre présent que celui de l'instant indivisible, point de transition du futur dans le passé?

Chercher la connaissance de Dieu, c'est chercher la béatitude. Or, si l'intelligence créé e reste absolument inca­pable de comprendre Dieu en ce qu'il est, elle trouve néan­moins une grande béatitude lorsqu'elle L'atteint d'une certaine manière (Sermon 117, PL 663). Attingere re ç oit ici le sens de « toucher» : Quis ergo oculis cordis comprehen-dit Deum ? Sufficit ut attingat, si purus est oculus. Si autem attingit, tactu quodam attingit incorporeo et spirituali, non tamen comprehendit, et hoc, si purus est (Ibid., 664). Cet « attouchement spirituel», bien qu'il exclue la compréhension, n'est pas le dépassement de la pensée dans une ignorance mystique « au-del à de l'intellect», ni le début d'une « course infinie». Au contraire, c'est le terme de l'ignorance apophatique, la lumière de la vraie connaissance atteinte, sansêtre acquise, dans un contact passager du présent toujours fuyant de la pensée créée avec le Présentéternel de Dieu. Malgréles termes comme oculus cordis, videt cor (PL. 42, 949), ce contact spirituel, qui implique le concours des facultés affectives embrasées par la grâce, se produit dans la pensée. C'est en restant de préférence dans le registre de la Véritéque saint Augustin parlera de cette rencontre avec l'Etre immuable : Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat Veritas ; et si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum... Mue ergo tende, unde ipsum lumen rationis accenditur (De vera religione, I, 39; PL. 34, 154). Dans cette voie de la connaissance de Dieu, le critère négatif sera l'immutabilitéde l'Etre vrai : In spiritualibus autem omne mutabile quod occurrerit non putetur Deus. Non enim parv œ notifi é e pars est, cum de profundo isto in illam summitatem respiramus, si antequam scire possimus quid sit Deus, possumus iam scire quid non sit (De Trin., VIII, c. 2; PL. 42, 948). Cette ignorance sera transpercée pour un moment par unéclair d'intuition intellectuelle, lorsque l'âme entendra dire: Dieu est Vérité. Noli quaarere quid sit veritas ; statim enim se opponent caligines imaginum corporalium et nubila phantasmatum et perturbabunt serenitatem, quae primo ictu diluxit tibi, cum dicerem, ' Veritas '. Ecce in ipso primo ictu quo velut coruscatione perstringeris, cum dicitur, 'Veritas', mane si potes. Sed non potes : relaberis in ista solita atque terrena (ibid., 939).

Ce « scintillement» de la réalitéincréé e qui effleure la conscience dans un moment d'attouchement sans durée fait penser à l' exaiphnês de Platon (Lettre VII, 341 cd), à « l'éclair qui éblouit en passant la partie supérieure de l'âme», de saint Grégoire de Nazianze (Or., XXXVIII, 7; PG. 36, 317 bc ; Or., XLV, 3, 625- 8 a ), au raptim et quasi sub quodam coruscamine scintillula œ transeuntis, tenuiter vix attacti, de saint Bernard (Sermo XVIII in Cantica ; PL 183, 862 b). Toute la question de la mystique de saint Augustin dépend de l'interprétation de cet « attouchement». Mais il ne définit pas sa nature dans les textes que nous venons de citer, ni dans la description de I' « extase d'Ostie» (9), où nous trouvons les mêmes expressions : parcours ascen­dant du monde extérieur, rentrée en soi-même et dépasse­ment de l' â me (et venimus in mentes nostras et transcendimus eas ), le Présentéternel et l'attouchement fugitif (attigimus eam modice toto ictu cordis ), dans une « pensée rapi­de», de la Sagesseéternelle (et rapida cogitatione attigimus aeternam sapientiam super omnia manentem ), enfin - le retour vers la parole humaine « qui commence et finit» (Cont., IX, c. 10, 24-25,éd. Labriolle, II, 228-9). En dehors de ce momentum intelligentiae (ibid.), prémices de l'Esprit qui donne à conna î tre ce que sera la vieéternelle, on est réduit à la « docte ignorance», par laquelle le même Esprit nous apprend à dépasser tout ce qui peutêtre dit ou penséde l'Etre divin, en nous faisant désirer la vision sans fin de « l'Eternité, qui est la substance même de Dieu».

Les textes que nous avons groupés ici témoignent que la « théologie négative» n'était pasétrangère à saint Augustin. La voie des négations n'est pas devenue, dans sa pensée, uneétape de spéculation « paréminence», ni une « théologie mystique» o ù l'ignorance suprême est un mode de conna î tre Dieu en Lui-même. La « docte ignoran­ce» augustinienne a une toute autre fonction. Il faudra attendre les traductions latines de Denys, Jean Scot Erigène et, plus tard, la renaissance des thèmes plotiniens de Marius Victorinus dans la pensée de quelques « porrétains», le Liber de causis, d'autres influences encore traversant les Pyrénées au cours du XII e siècle, pour que leséléments de théologie négative de saint Augustin, encadrés de contextes nouveaux, reçoivent la sombre lueur de l'apophase mystique.


NOTES

(1) Cet aspect spéculatif de la théologie mystique de Denys aétémis enévidence dans l'étude de M. H.-Ch. Puech, La ténèbre mystique chez le Ps. Denys l'Aréopagite et dans la tradition patristique , in Etudes carmélitaines, XXIII, vol. Il, 33-53. Cf. notre article, « Ténèbre» ef « Lumière» dans la connaissance de Dieu, in Ordre, Désordre, Lumière, Collège philosophique, Vrin 1952, p. 133-143.

(2) P. Henry, Plotin et l'Occident (Louvain 1934), p. 61.

(3) Les trois aspects - religieux, moral et intellectuel - de cet « ordo studiorum sapientia» ontétémis en lumière par M. H.- l. Marrou, dans Saint Augustin et la fin de la culture antique (Paris 1937), p. 174-186.

(4) Cf. Retractationes , PL 32, 588.

(5) Voir surtout les passages dans De Trinitate , X, c. 1 et 2 ; XV, c. 21, nn. 40 et 41 (PL. 42, 971-5 ; 1088-9) et les pages lumineuses de M. Et. Gilson, dans Introduction à l'étude de saint Augustin , 2eéd., 1943, p. 94-140 et 293-295.

(6) C'est à saint Augustin que Nicolas de Cuse a empruntél'expression docta ignorantia . D. Mahnke, dans son remarquable ouvrage sur la géométrie mystique (Unendliche Sph a re und Allmittelpunkt, Halle, 1937), se trompe quand il affirme que le Cusain « bei der Bildung des Ausdrucks docta ignorantia mit Bewustsein unmittelbar dem Pseudo-Dionysios folgt» (p. 188, note 2 ; cf. p. 170, note 5). Les textes dionysiens en traduc­tion de Scot Erigène allégués par l'érudit allemand (PL. 122, 1173 a, 1174 et 1177 ab), ne sont pas suffisants pour prouver sa thèse. Il faut en dire autant de ses références au traitéDe docta ignoratia . Par contre, nous voyons le cardinal de Cuse citer expressément la Lettre à Proba de saint Augustin, dans son Apologia doctae ignorantiae . Voir Nie. Cus. op. omnia (é d. R. Klibansky, Leipzig, 1932) II, p. 13, 11-20. - II n'en reste pas moins vrai que la « docte ignorance» de Nie. de Cuse appartient totalement, quant à son idée, à la tradition dionysienne. Dans ce sens, les rapprochements faits par M. Mahnke gardent toute leur valeur.

7) Cf. une idée semblable chez Denys, Decœ l. hier ., M, 3-5, PG 3 140-5.

(8) Saint Augustin revient souvent sur ce texte biblique. Les passages les plus importants (que nous citons ici en indiquant uniquement les colon­nes de Migne) sont: 1» les sermons 6 et 7 (sur l'Exode) PL 38 59-67; 2 ° Enarratio in Ps. 101, PL. 36-37, 1311 ; 30 In Ion. evang ., tr 38 c 8, PL 38, 1679-80.

(9) Voir, à ce sujet, l'étude du R. P. Paul Henry, La Vision d'Ostie , sa place dans la vie et l'œuvre de saint Augustin, Vrin, 1938.

{ contatti