I. La question de la prière commune dans le dialogue pour lunité des chrétiens
La participation de clercs et de laïcs orthodoxes à des prières avec les hétérodoxes au sein du Mouvement œcuménique pour lunité des chrétiens est une conséquence inévitable de la décision officielle prise par lÉglise orthodoxe de participer aux institutions et aux activités du Mouvement œcuménique, par le truchement des délégués désignés par les Églises locales. La décision a été prise sur linitiative du Patriarcat œcuménique, après de longues consultations et selon des conditions de participation précises. Il fallait pourvoir à des besoins ecclésiastiques manifestes, de plus en plus pressants, à cause de la contestation systématique, voire violente prenant pour cible le rôle institutionnel ou la mission spirituelle de lÉglise orthodoxe; contestation non seulement de la part de lidéologie sécularisée, mais aussi du pouvoir étatique exerçant une autorité oppressive surtout sur la chrétienté.
En 1902 et en 1904, le patriarche œcuménique Joachim III a diffusé les deux Lettres encycliques depuis lors devenues célèbres. Les deux documents tirent la sonnette dalarme et suggèrent lidée dengager un dialogue constructif entre Églises et Confessions chrétiennes pour affronter ensemble louragan imminent. Certes, cela impliquait quil fallait remédier aux expériences traumatisantes dues à lantagonisme confessionnel du passé (uniatisme romain, missionarisme protestant) ; quil fallait, dautre part, encourager le dialogue théologique destiné à examiner les perspectives ouvertes à la coopération sinon au rétablissement de lunité chrétienne.
Les conséquences douloureuses de la Première guerre mondiale (1914-1918) et, à plus forte raison, celles de la Seconde guerre mondiale (1939-1945) ont malheureusement justifié lanxiété du Patriarcat œcuménique. Leurs effets tragiques, surtout sur les Églises orthodoxes de lEst européen, nont néanmoins pas pu être évités. Pour faire face à la menace, la collaboration institutionnelle des Églises et Confessions chrétiennes est donc devenue impérative. LÉglise orthodoxe se devait de participer à la création (1948) du Conseil œcuménique des Églises (COE), qui était lorgane institutionnel chargé de coordonner la coopération des Églises et Confessions chrétiennes face à la menace pesant désormais sur toute la chrétienté.
Or, plus quune obligation, cette participation était une initiative perspicace prise par le Patriarcat œcuménique pour soutenir les Églises orthodoxes en situation précaire. Cela ressort non seulement de labandon par lÉglise catholique romaine de son attitude initialement négative à légard du Mouvement œcuménique, mais aussi de la réaction immédiate (1948) du gouvernement soviétique qui a utilisé les Églises orthodoxes vivant sous régime communiste pour neutraliser ou, du moins, atténuer loffensive lancée par la chrétienté dOccident accusant lUnion soviétique de violer systématiquement et brutalement la liberté religieuse.
Ce gouvernement a soigneusement examiné la question de savoir sil fallait autoriser ces Églises à participer, dune part, aux Conférences panorthodoxes 1 et, dautre part, au COE (1961) en qualité de membres ordinaires. Il a vraisemblablement voulu limiter de lintérieur lâpreté de loffensive anti-soviétique livrée par les Églises en Occident. Par conséquent, linitiative du Patriarcat œcuménique de faire officiellement participer lÉglise orthodoxe au Mouvement œcuménique sappuyait sur des critères ecclésiastiques clairs, allant dans lintérêt bien compris des Églises orthodoxes. Ainsi, cette initiative a eu des résultats positifs directs, ne fût-ce quen limitant la politique oppressive inacceptable des régimes totalitaires.
Certes, le Patriarcat œcuménique a posé des conditions ecclésiologiques précises à la participation de lÉglise orthodoxe au COE, conditions qui ont été inscrites dans la constitution et règlement du Conseil, mais ces termes ont été diversement compris, suivant les présupposés ecclésiologiques différents de lÉglise orthodoxe et des Confessions protestantes. Dès lors, dans une Encyclique patriarcale stricte (1952), le patriarche œcuménique Athénagoras a précisé les critères orthodoxes de participation, tels quils figuraient aussi dans la célèbre Déclaration de Toronto (1950).
Cependant, après lassemblée générale du COE à la Nouvelle Delhi (1961), la procédure de préparation et dacceptation des documents communs a été modifiée etles Déclarations séparées des orthodoxes ont été supprimées. Cela a créé des confusions, car les orthodoxes considéraient inacceptable le principe de majorité, indirectement appliqué aussi aux questions théologiques. Ainsi, les propositions orthodoxes étaient mêlées aux propositions protestantes, par le truchement du langage inclusif ou de la terminologie théologique ambiguë utilisée dans les documents communs.
Or, sagissant de questions théologiques graves, les représentants des Églises orthodoxes ont continué à déposer des Déclarations théologiques séparées, bien que celles-ci ne fussent plus incorporées dans les documents. Ils ont aussi continué à demander le réexamen des relations de lÉglise orthodoxe avec le COE 2. Par décision unanime, la IIIe Conférence panorthodoxe préconciliaire 3 a posé la condition indispensable suivante : pour que lÉglise orthodoxe continue de participer au Mouvement œcuménique, il fallait réviser radicalement la constitution et règlement du COE, de manière conforme aux propositions orthodoxes. La question a finalement été confiée à une Commission spéciale paritaire, composée des délégués de lÉglise orthodoxe et du COE. La Commission a unanimement proposé dappliquer le principe dunanimité (consensus), dans la procédure dacceptation des documents communs, et détablir des critères théologiques et ecclésiologiques plus stricts à lacceptation de nouveaux membres. Par décision prise à lassemblée généralede Porto Alegre 4, ces propositions de la Commission ont été inscrites dans la constitution et règlement du COE. Elles ont ouvert des perspectives permettant à lorthodoxie dapporter son témoignage autonome au dialogue œcuménique pour lunité des chrétiens.
La prière commune des représentants orthodoxes avec les hétérodoxes, au cours des réunions œcuméniques, est toutefois restée en marge des problèmes qui concernaient la participation au COE de lÉglise orthodoxe, car elle était considérée comme une conséquence naturelle du dialogue. Elle a pourtant été soulevée avec acuité, surtout après leffondrement des régimes totalitaires communistes, survenu chez les peuples orthodoxes dEurope de lEst, au cours de la dernière décennie du siècle passé ; cela, à cause du développement provocant chez ces peuples dune activité prosélyte illicite déployée tant par luniatisme romain que le missionarisme protestant. Cette activité a rouvert les plaies du passé et nui à la crédibilité du Mouvement œcuménique, car la relation spirituelle unissant traditionnellement lÉglise orthodoxe aux peuples orthodoxes en situation précaire a été contestée. LEurope de lEst a été qualifiée de «terra missionis» ouverte à la réévangélisation des peuples.
Or, des cercles conservateurs organisés ont saisi loccasion pour critiquer sévèrement la hiérarchie ecclésiastique, non seulement concernant la participation au COE, mais aussi la collaboration avec les régimes communistes. Ainsi, la participation au Mouvement œcuménique a été arbitrairement et inconsidérément qualifiée de «trahison» de lorthodoxie, comme étant soi-disant totalement opposée à la traditioncanonique et dangereuse pour lethos orthodoxe. Donnant une interprétation tendancieuse, voire abusive de la tradition, certains milieux ont argué que la «prière commune» dans les réunions œcuméniques des délégués orthodoxes, ecclésiastiques et laïcs, avec les hétérodoxes était frappée dinterdiction canonique. Cela a été allégué comme preuve suffisante de cette soi-disant «trahison» de lorthodoxie justifiant la soi-disant anxiété de ces milieux.
Ainsi, sous la pression dune critique grandissante, la hiérarchie ecclésiastique de certaines Églises orthodoxes ne pouvant pas contrôler ces milieux orthodoxes, voire vieux- calendaristes, le Patriarcat œcuménique a réuni la Commission interorthodoxe 5. Celle-ci a décidé quà lassemblée générale de Harare, les délégués orthodoxes ne participeraient pas aux cérémonies œcuméniques, prières communes, manifestations cultuelles et à autres offices religieux, et quils sabstiendraient de voter. Toutefois, la question de la prière commune na pas été officiellement soulevée à lassemblée générale de Harare. Pourtant la double abstention (prières et votes) des délégués orthodoxes a fait mieux comprendre la crise installée dans les relations de lÉglise orthodoxe avec le COE. Il a donc été décidé de créer une Commission spéciale pour examiner ensemble les propositions orthodoxes à soumettre à lassemblée générale suivante de Porto Alegre.
Cette Commission a débattu de la question, mais elle a renoncé à prendre une décision précise sur la « prière commune». Elle a simplement proposé déviter tant le qualificatif «prière œcuménique», que les modèles provocants de prières improvisées qui suscitaient raisonnablement les réactions des orthodoxes. Elle a aussi proposé de distinguer la «prière commune», en prière «confessionnelle» et «interconfessionnelle» pour lunité des chrétiens, sans trop insister sur les rites liturgiques. Puis, elle a renvoyé la question pour plus ample examen. Donc, lallégation des saints canons pour arguer de linterdiction faite aux orthodoxes de prier avec les hétérodoxes rendait nécessaire dexaminer la lettre et lesprit de ces canons pour en dégager leur vrai sens. Il fallait surtout clarifier les termes critiques concernant la question.
La question de la prière commune avec les hétérodoxes a été systématiquement soulevée, durant la dernière décennie du siècle passé, dans les dialogues théologiques multilatéraux et bilatéraux engagés au sein du Mouvement œcuménique contemporain. Nul nignore que cela était dû au prosélytisme peu fraternel et brutal pratiqué par les hétérodoxes, au détriment des peuples orthodoxes en situation précaire. Néanmoins, lopposition à la prière commune est manifestement incohérente, car elle demande de rompre avec une pratique établie depuis des décennies, où cette prière était tolérée sinon acceptée sans réserves, à supposer même quexistent réellement les raisons canoniques sérieuses tardivement invoquées et quelles dictent den éviter la pratique. Elle est tout aussi incohérente par rapport à la pratique ecclésiastique pérenne fixant les limites posées à lexamen pastoral des questions canoniques. Cela, surtout si on réalise que la polémique au sujet de la prière commune est surtout dirigée contre le COE et non pas contre les dialogues théologiques bilatéraux.
Les soi-disant défenseurs de la discipline canonique affirment à temps et à contretemps que les saints canons frappent dune interdiction stricte et générale la prière commune avec les hétérodoxes. Il aurait donc fallu que cette interdiction soit toujours valable et quelle touche tous les hétérodoxes, partenaires non seulement aux dialogues multilatéraux, mais aussi aux dialogues théologiques bilatéraux ; conformément dailleurs à leur interprétation tendancieuse ou superficielle des canons afférents. Cependant, quelle que soit la façon dévaluer telle ou telle approche de la question de la prière commune avec les hétérodoxes, le véritable sens des saints canons allégués na jamais cessé dêtre le seul critère authentique pour prévenir ou enrayer les confusions dangereuses sur cette question cruciale qui concerne les relations de lÉglise orthodoxe avec les hétérodoxes.
II. Le véritable sens des saints canons
Il existe un principe fondamental qui régit généralement la recherche du véritable sens dun ou plusieurs canons similaires : procéder à linterprétation grammaticale stricte du texte légué, dune part, chercher lesprit du canon, en le rapportant, de façon cohérente, aux problèmes ecclésiastiques concerts soulevés au moment de son adoption, dautre part. Cest uniquement ainsi que la volonté des canons exprime le lien pastoral infrangible existant entre la solution proposée et le problème concret. Ainsi, les saints canons, relatifs plus concrètement au problème de la prière commune avec les hétérodoxes, ne peuvent être compris et, à plus forte raison, interprétés dans leurs réelles dimensions, sans se référer explicitement aux situations du IVe siècle, à cause de lhérésie arienne qui menaçait lunité de lÉglise, cest-à-dire :
Premièrement , au refus, par les évêques et les ecclésiastiques ariens, du credo de Nicée. Avec lappui des empereurs sympathisants de larianisme, ceux-ci sont parvenus à exercer une influence déterminante sur les affaires ecclésiastiques jusquà la réunion du IIe Concile œcuménique (381) et à opprimer les évêques orthodoxes.
Deuxièmement , à la division des ariens, après 341, en factions opposées (homéousiens, homéens, anoméens, pneumatomaques) dont chacune sest dotée dune hiérarchie propre, ne fût-ce que dans les villes les plus importantes. Avec le concours du pouvoir politique, ces groupes rivalisaient pour évincer de ces villes les évêques orthodoxes et sassurer le contrôle des principales églises.
Troisièmement , à la coexistence parallèle dans une même ville dévêques ariens et au contrôle par eux des principales églises de la ville pour y célébrer la divine liturgie traditionnelle qui était commune à tous (orthodoxes et ariens). Ainsi, les ariens ont pu limiter au minimum les réactions du clergé paroissial orthodoxe et imposer aux ecclésiastiques orthodoxes lassemblée commune dans léglise [ συνεκκλησιασμός] pour y célébrer la divine liturgie ; ce qui évidemment était très déconcertant pour les simples croyants orthodoxes constituant lécrasante majorité du corps ecclésial.
Quatrièmement , à lattitude tolérante, voire compromissoire, observée par certains évêques orthodoxes à légard des évêques sympathisants de larianisme: soit quils craignaient la dureté bien connue des mesures (éviction du siège, exil) que le pouvoir politique pouvait prendre contre eux ; soit, quils ne pouvaient pas comprendre la gravité théologique de lécart hérétique commis par les ariens ou les deux à la fois. Ils toléraient vraisemblablement cette assemblée commune, voire la concélébration des ariens dans la divine liturgie célébrée par des orthodoxes, et vice-versa.
Cinquièmement , à lexploitation par les évêques ariens de la participation decclésiastiques et de laïcs orthodoxes à la divine liturgie célébrée par eux, surtout en cas de long exil des évêques orthodoxes, pour prétendre que ceux-ci avaient adhéré à lhérésie arienne ou, du moins, quils avaient abandonné la foi de Nicée. Ce qui ne manquait pas de satisfaire aussi les empereurs sympathisants de larianisme ( Constantius, Valens), ennemis jurés de Nicée, et
Sixièmement , au besoin impératif pour lÉglise de désavouer officiellement le fait que les querelles théologiques, opposant adeptes et adversaires de la foi de Nicée, aient été portées dans la célébration du sacrement de la divine Eucharistie. Ce qui était manifestement préjudiciable à lunité du corps ecclésial dans la communion de la foi et le lien lamour.
Par conséquent, la question critique soulevée est la suivante : quel est «le sens de linterdiction dont les saints canons frappent la prière commune avec les hétérodoxes et les schismatiques, envisagée aussi par rapport à la réalité ecclésiale contemporaine. Cela concerne manifestement le fait que certains milieux ecclésiastiques, par manque de discernement, invoquent des canons de façon tendancieuse sinon abusive, pour critiquer la hiérarchie ecclésiastique ; de surcroît, sous prétexte de protéger lorthodoxie. Ils affirment que, à cause de sa participation au Mouvement œcuménique, voire à cause des initiatives destinées à promouvoir un esprit constructif dans les relations interecclésiales, lorthodoxie est mise en danger. Nombreux sont les saints canons qui se réfèrent à la question explicitement ou implicitement. Ils portent sur un large éventail de questions pastorales et sont destinés à éviter, à titre préventif ou curatif, aux croyants orthodoxes dêtre induits en erreur par des hétérodoxes ou des schismatiques.
Concernant plus particulièrement, la prière commune avec les hétérodoxes et les schismatiques, on allègue le canon 45 des saints Apôtres et le canon 33 du concile de Laodicée 6. Ces deux canons seront donc utilisés pour examiner des canons similaires qui abordent implicitement la question. Le canon 45 des saints Apôtres stipule : «Lévêque, le prêtre ou le diacre, qui ne fait que prier [ συνευχόμενος μόνον], avec des hérétiques doit être excommunié; mais sil leur a permis dexercer leurs fonctions de clerc, quil soit déposé»7. Pour sa part, le canon 33 du concile de Laodicée stipule : «On ne doit pas prier en commun [ συνεύχεσθαι] avec les hérétiques et les schismatiques»8.
Dans ce sens, linterprétation appropriée desdits canons implique linterprétation correcte du verbe «prier avec, en commun» [ συνεύχεσθαι]. Car le canon 45 des Apôtres distingue entre «prier avec les hérétiques» et leur permettre «dexercer leurs fonctions de clerc». De plus, il assortit cette distinction dune différence concernant la peine infligée: cest-à-dire lexcommunication dans le premier cas, la déposition, dans le second cas. Par conséquent, le verbe «prier avec, en commun» concerne deux cas différents, cest-à-dire la simple prière commune et la concélébration. Cest pour cela que, dans le second cas, la peine proposée, la déposition, est nettement plus sévère.
Voici comment, le canoniste Théodore Balsamon commente le canon. Bien quil avance une hypothèse subjective et non-fondée sur la volonté du canon 10, il note pertinemment lusage multiple du verbe «prier avec, en commun », indiqué par la différence des peines ecclésiastiques prévues : «Si on demande pourquoi les évêques, les prêtres et les diacres, qui prient avec des hérétiques, ne seraient-ils pas déposés, mais seulement excommuniés, à linstar de celui qui communie dans la prière avec un excommunié, conformément au canon 10 des Apôtres, voilà la solution : Ici ne dis pas que lévêque et les autres communient dans la prière [ συνεύξασθαι] avec des hérétiques dans une église [= concélébration] ; car ils seraient alors déposés, conformément au canon 45, à linstar de celui qui leur a permis dexercer leurs fonctions de clerc. Au contraire, considère συνεύξασθαι comme participer simplement à la prière et tolère la prière offerte par lhérétique»9.
Th. Balsamon cite les canons 10 et 45 des Apôtres pour étayer la distinction proposée sur le verbe «prier avec, en commun» [ συνεύχεσθαι]. Le canon 10 des Apôtres stipule : «Si quelquun communie dans la prière [ συνεύξηται] avec un excommunié, même dans une maison privée [= non pas dans léglise], quil soit lui aussi excommunié»10. Pour sa part, le canon 10 des Apôtres ordonne : «Si quelquun étant clerc communie dans la prière avec un clerc déposé exerçant sa fonction de clerc, quil soit lui aussi déposé»11. Dans son commentaire du canon 10, le canoniste Jean Zonaras note : «Nul ne doit donc communier avec eux [= les excommuniés], car cela revient à mépriser celui qui a prononcé lexcommunication ou plutôt à le calomnier davoir excommunié à tort ». Th. Balsamon ajoute : « rien ne nous empêche de discuter avec lexcommunié» 12. Le commentaire du canon 11 multiplie les nuances du verbe «prier avec, en commun » [ συνεύχεσθαι], en raison des désaccords sur la façon de comprendre la volonté du canon.
Ainsi, Jean Zonaras note : «Pour certains déposés, lempêchement ne concerne que loffice sacré [ ἱερουργίας μόνης], et non pas la communion ni lassemblée de léglise [ συνεκκλησιάζειν]; pour dautres, hormis la déposition, ils sont aussi exclus de communion et frappés danathème [ ἀκοινώνητοί εἰσι καί ἀφωρισμένοι]. Si donc ce canon entend quelquun qui est, tout à la fois, déposé et excommunié, celui qui communie avec lui dans la prière [ συνευξάμενος] sexpose à la peine de déposition. Toutefois, si ce canon assimile la communion dans la prière à la concélébration [ συνιερουργῆσαι], alors même si le déposé nest pas excommunié, celui qui a concélébré avec lui sera déposé».
Bizarrement, dans son interprétation du canon, Th. Balsamon ne prend pas «la communion dans la prière pour la concélébration» et il souligne: «Ici, certains confondent la communion dans la prière [ συνεύξασθαι] et la concélébration de loffice sacré [ συνιερουργῆσαι], ce qui nest pas mon avis Moi, je comprends que le but du canon ici est de châtier tout ecclésiastique qui communie dans la prière [ συνευξάμενον] avec tout clerc déposé et ayant officié [ ἐνεργήσαντι ἱερατικόν τι] après sa déposition, car cest pour cette raison quil encourt la déposition »
Les deux canonistes byzantins ne sentendent pas sur le véritable sens du verbe «συνεύχεσθαι», dans son usage liturgique, concernant linterdiction de «communier dans la prière» avec un ecclésiastique orthodoxe déposé. Ce désaccord précise le véritable sens canonique, que comporte linterdiction. La question que se pose Jean Zonaras est rhétorique. Car, la structure du canon 11 des Apôtres suggère quil soit plus correct de dire : « si on prend la participation à la prière pour la concélébration [ συνιερουργία], même si le déposé nest pas excommunié, celui qui aura concélébré avec lui sera déposé ».
La différenciation de Théodore Balsamon à cet égard est gratuite : elle introduit dans le texte du canon un élément inexistant concernant lecclésiastique déposé («ayant officié [comme clerc] après sa déposition») pour en tirer la conclusion subjective et non-fondée : « le but du canon ici est de châtier tout ecclésiastique, qui participe à la prière [ συνευξάμενον] avec tout clerc déposé». Il sait pourtant pertinemment quen règle générale, il nest interdit de prier avec un déposé que pour « un office sacré». Cest la raison pour laquelle lecclésiastique concélébrant est frappé de la même peine, sans quil soit nécessaire que le déposé ait précédemment célébré un «office sacré». Ainsi, le véritable sens du canon associe «prier ensemble» [ συνεύξασθαι] et «officier ensemble » [ συνιερουργεῖν] ou «exercer un office» [ ἐνεργεῖν ἱερατικόν τι]. Ce sens étant pleinement rendu dans le commentaire concis dAlexis Aristinos : «Celui qui participe à la prière, cest-à-dire concélèbre, avec un déposé, quil soit lui-même déposé»13.
À juste titre, linterdiction de «communier dans la prière» se réfère principalement à la divine liturgie, toutes les cérémonies cultuelles lui étant associées. Rappelons quau IVe siècle, la divine liturgie était la même pour les orthodoxes et les hérétiques. Cest pour cette raison que ceux-ci pressaient sans cesse les ecclésiastiques orthodoxes de sassembler avec eux dans léglise [ συνεκκλησιασμόν], voire de concélébrer [ συλλειτουργίαν], afin de tromper les simples fidèles. Il est aussi significatif que, dans son commentaire des canons 45 et 46 des Apôtres, Th. Balsamon invoque le canon 46 des Apôtres qui stipule : «Lévêque, le prêtre ou le diacre qui a reconnu le baptême ou le sacrifice des hérétiques, nous ordonnons quil soit déposé ( )»14 .
Il invoque ce canon à lappui de sa thèse qui est la suivante : «Celui qui prie avec des hérétiques» et qui leur a permis «dexercer quelque fonction de clerc» a concélébré avec eux. Il encourt donc la peine de déposition. Si un évêque ou un prêtre reconnaît arbitrairement le baptême ou la divine eucharistie [=sacrifice] des hérétiques, administrés à des fidèles orthodoxes, ou sil y coopère, au mépris manifeste de lordre canonique établi, il encourt la déposition. Cette peine est requise pour avoir concélébré avec des hérétiques.
Dans son commentaire du canon, Jean Zonaras note : «Si un évêque ou un prêtre reconnaît celui qui a été baptisé par eux [ les hérétiques] ou sil reçoit le sacrifice offert par eux, quil soit déposé, ayant donné prise aux soupçons, soit de penser comme eux, soit de navoir pas veillé, au préalable, à redresser leur hérésie »15. Par conséquent, le canon 45, ainsi que les autres canons des Apôtres, associent manifestement toujours le «συνεύχεσθαι» à des actes de concélébration et doffice sacré decclésiastiques orthodoxes avec des hérétiques. Ils condamnent donc toute pareille opération arbitraire commise par un ecclésiastique orthodoxe, comme «ayant donné prise aux soupçons, soit de penser comme eux, soit de navoir pas veillé, au préalable, à redresser leur hérésie».
En effet, en interdisant de concélébrer avec des hérétiques ou de reconnaître le baptême administré par eux, les canons des Apôtres réprouvent tout acte arbitraire commis par des ecclésiastiques orthodoxes. Dautre part, ils citent des hérétiques avérés, officiellement condamnés par lÉglise, et qui sobstinent dans leur hérésie sans faire pénitence. Dans ce sens, le canon 6 de Laodicée défend «aux hérétiques de franchir le seuil de la maison de Dieu, aussi longtemps quils sobstineront dans leur hérésie»16, et réciproquement Th. Balsamon souligne donc que «le canon est clair, car il ne pardonne pas aux hérétiques qui sobstinent dans leur hérésie dentrer dans léglise avec [ συνεκκλησιάζειν] des orthodoxes»17. Par conséquent, le canon interdit aux hérétiques qui sobstinent dans leur hérésie dentrer dans léglise avec les orthodoxes, durant la célébration de la divine liturgie.
Le canon 9 de Laodicée interdit aux orthodoxes de se rendre dans tout martyrium dhérétiques «pour y célébrer le service divin ou y faire leurs dévotions»18. Autrement dit, de participer à la liturgie célébrée par eux. Cependant, selon Th. Balsamon, il ne défend pas aux orthodoxes de se rendre «dans une assemblée dhérétiques pour conspuer celle-ci»19. Le canon 33 de Laodicée20 interdit de «célébrer ensemble le saint sacrifice» ou de «fréquenter ensemble léglise», conformément à lesprit du canon 45 des Apôtres. Il est commenté, en liaison avec les canons 31 et 32 de Laodicée : Le canon 31 défend aux orthodoxes de «se marier avec des hérétiques quels quils soient, ni leur donner en mariage ses fils et filles ; à moins quils ne promettent de se faire chrétiens »21; donc, pour sa part, le canon 32 interdit aux orthodoxes de «recevoir les eulogies des hérétiques, car ce sont plutôt des malédictions que des eulogies»22, bien entendu dans le contexte dassemblées liturgiques hérétiques.
Manifestement, les susdits canons ont donc utilisé le verbe «prier avec, en commun» [ συνεύχεσθαι] dans le sens de : «concélébrer» [ συλλειτουργεῖν], «officier ensemble» [ συνιερουργεῖν] ou «sassembler dans léglise» [ συνεκκλησιάζειν] avec des hérétiques avérés, qui sobstinent dans leur hérésie de façon entêtée et intransigeante. Ils réprouvent dautre part des opérations arbitraires decclésiastiques orthodoxes ou des actes irréfléchis de croyants orthodoxes. Donc, linterdiction, dans le sens de «concélébrer» avec des hétérodoxes, est absolue dans la tradition canonique, étant entièrement basée sur lecclésiologie orthodoxe et la pratique ecclésiastique cohérente. Ainsi, la concélébration présuppose nécessairement de supprimer préalablement tout ce qui a causé la rupture de la communion ecclésiale.
Toutefois, «prier avec, en commun», dans le sens de simple «présence» à des rites dhétérodoxes, voire de simple « participation» à des cérémonies de prière commune, de caractère liturgique ou non, présuppose deux choses : dune part, ne plus sobstiner sur tout ce qui a causé la rupture de communion ecclésiale, dautre part, exprimer formellement leur volonté de contribuer au rétablissement de lunité de lÉglise. Quoi quil en soit, pour confirmer que ces conditions sont réunies, il faut un acte ecclésiastique officiel. Il ne faut pas simplement que des ecclésiastiques, moines et laïcs donnent de la tradition canonique des interprétations subjectives faites à titre individuel. Car le rétablissement de lunité ecclésiale est une obligation qui incombe à la hiérarchie ecclésiastique par le truchement des organes conciliaires compétents. Dès lors, lÉglise a toujours relativisé la portée de lacribie canonique de ces canons dans la pratique ecclésiastique et elle na pas renouvelé leur autorité par la promulgation de quelque canon ultérieur.
Par conséquent, le véritable sens des susdits canons ne concerne que linterdiction évidente faite aux ecclésiastiques orthodoxes de concélébrer avec des hétérodoxes et non pas, bien entendu, de participer à toute autre prière. Dans ce sens, tous les commentateurs byzantins autorisés desdits saints canons par exemple, saint Nicodème lathonite dans le Pédalion , commentent comme suit le canon 45 des Apôtres, en affirmant catégoriquement leur accord avec le canon 9 de larchevêque Timothée dAlexandrie (381-385). Ce canon exprime, le plus clairement possible et aux termes des canons afférents, le véritable sens de linterdiction, de «συνέχευσθαι» avec les schismatiques et, à plus forte raison, avec les hérétiques : «Question 9 : Un ecclésiastique doit-il prier [ εὔχευσθαι] en présence dariens ou dautres hérétiques ou cela ne fait-il aucun mal lorsquil offre la prière [ἡ εὐχή], cest-à-dire loblation ? Réponse : Dans la sainte Anaphore, le diacre proclame avant le baiser de paix [ ἀσπασμός]: Les exclus de communion sortez. Ils ne doivent donc pas y assister, sauf sils annoncent faire pénitence et abjurer lhérésie».
Manifestement, lusage dans ce canon 9 précis du verbe «εὔχεσθαι» et du substantif «ἡ εὐχή» est indissociable de la divine Liturgie célébrée par un ecclésiastique orthodoxe (= lorsquil offre la prière, cest-à-dire loblation). Cela confirme que cet usage était courant et évident dans la terminologie liturgique et canonique du IVe siècle (la prière = la divine Liturgie). Par conséquent, les ariens ou dautres hérétiques peuvent assister à la divine Liturgie célébrée par un ecclésiastique orthodoxe, ne fût-ce que «jusquau baiser de paix ». Cependant, «sils annoncent faire pénitence et abjurer lhérésie», ils peuvent demeurer aussi lors de la sainte Anaphore, cest-à-dire durant toute la divine Liturgie, mais ils ne peuvent pas évidemment concélébrer ni communier.
Donc, saint Nicodème était davis qu«il faut haïr les hérétiques et nous en écarter », quil ne faut pas «prier avec eux». Dès lors, dans son commentaire du canon 9 de Timothée dAlexandrie, saint Nicodème se méprend sur le canon ou nen interprète pas correctement le sens. Il élargit indistinctement la portée de la condition astreignant les hérétiques à faire pénitence pour participer, ne fût-ce quà la première partie de la divine liturgie. Il affirme à tort quil y a une interdiction générale. «Le [canon] 9 de Timothée ne pardonne pas la présence dhérétiques au cours de la divine Liturgie, sauf sils promettent de faire pénitence et quitter lhérésie».
Ce faisant, saint Nicodème lathonite ne rend pas manifestement le véritable sens de la «Réponse » donnée par larchevêque dAlexandrie Timothée : celle-ci établit un parallèle entre la présence «dariens et dautres hérétiques » dans la divine Liturgie et celle des catéchumènes ou des pénitents, cest-à-dire de ceux qui nont pas encore le droit de communier («exclus de communion »). Cela aurait permis de donner une réponse complète à la question à deux volets23: celle, dordre général, concernant la possibilité des hérétiques dêtre présents à la célébration de la divine Liturgie orthodoxe ; celle dordre plus spécifique, concernant leur présence à la partie sacramentelle de la divine liturgie.
Questionné sur la présence, en général, des hérétiques, larchevêque dAlexandrie Timothée fournit sa Réponse par analogie à la pratique ecclésiastique établie concernant les «exclus de communion» (catéchumènes, pénitents), qui sont autorisés à participer jusquau baiser de paix. En revanche, il pose une condition à leur présence, durant la célébration du sacrement de la divine Eucharistie. Les hérétiques peuvent aussi rester même après le baiser de paix, cest-à-dire jusquà la fin de la divine Liturgie, «sils annoncent faire pénitence et abjurer lhérésie » ; dans ce cas «cela ne fait-il aucun mal ». La condition posée, «sils annoncent», suggère clairement lexistence préalable dune discussion avec les hérétiques et un consensus dans le dialogue pour quils rejoignent la communion ecclésiale, sinon la distinction serait impossible.
Or, conformément au véritable sens du canon 9 de larchevêque dAlexandrie Timothée, les hérétiques pouvaient fréquenter léglise avec les fidèles orthodoxes durant la célébration de la divine Liturgie : dans la première partie, et jusquau baiser de paix, sans conditions précises ; dans la seconde partie, en revanche, et après le baiser de paix, ils ne pouvaient être dans léglise quà condition de promettre de faire pénitence de leur écart hérétique. Si donc il ny a «aucun mal» à ce que des orthodoxes et des hérétiques fréquentent ensemble léglise durant la divine Liturgie, à plus forte raison, il ny a «aucun mal» à ce que des orthodoxes et des hétérodoxes prient ensemble, même dans le dialogue théologique contemporain pour lunité des chrétiens.
III. Linterprétation par lÉglise des saints canons
Dans la réalité diachronique de lÉglise et sur la base de ce qui vient dêtre dit, le canon 45 des Apôtres et le canon 33 de Laodicée nétaient appliqués quà la concélébration decclésiastiques orthodoxes avec des hétérodoxes, cette concélébration étant contraire à lecclésiologie orthodoxe. Bien entendu, ces canons ne sont pas appliqués sagissant de la présence dorthodoxes à des cérémonies cultuelles dhétérodoxes, et réciproquement ; ni non plus, lorsque, au cours de rencontres interecclésiales, des orthodoxes et des hétérodoxes prient ensemble pour lunité des chrétiens. Rappelons que, durant les persécutions, les catéchumènes et les lapsi pénitents participaient à la première partie de la divine Liturgie, en suivant les diverses étapes de leur catéchèse ou pénitence24. Cette participation suffit pour confirmer notre affirmation. Dès lors, ceux qui invoquent le canon 45 des Apôtres sont forcés de qualifier arbitrairement de «concélébration », ne fût-ce que la simple présence decclésiastiques orthodoxes à des cérémonies cultuelles dhétérodoxes. Or, selon le canon 9 de lArchevêque dAlexandrie Timothée, les saints canons du concile de Carthage (419), édictés à propos du dialogue avec les Donatistes, y sont absolument appliqués. Ainsi, ces canons expriment aussi lesprit qui, depuis toujours, anime la tradition canonique orthodoxe, concernant tout dialogue théologique avec les hétérodoxes.
Ainsi, le canon 66 du Concile de Carthage stipule : «Après cela, ayant tout examiné, et réfléchi sur tout ce qui semblait devoir concourir à lutilité de lÉglise, sous linspiration et la dictée du Saint-Esprit, nous décidâmes dagir avec douceur et paix envers les gens susmentionnés [= Donatistes], bien que leur dissentiment inquiet les tienne si profondément séparés du corps du Seigneur ; ainsi, autant quil est en notre pouvoir, tous ceux qui ont été pris dans les filets de leur communion et société dans toutes les provinces dAfrique, sauront dans quelle misérable erreur ils restent enchaînés : peut-être alors, selon la parole de lApôtre, si nous cherchons à réunir en toute mansuétude ceux qui pensent autrement, Dieu leur donnera de se convertir et reconnaître la vérité »25. Cependant, pour que les Donatistes répondent à cette invitation, il fallait : dune part, engager un dialogue théologique constructif pour examiner les divergences théologiques constatées ; dautre part, en cas daccord, annuler la décision antérieure du Concile de Carthage (251), qui qualifiait dinvalides le baptême, le sacerdoce et les autres sacrements des Donatistes. Or, à la place de lacribie canonique, le concile a donc choisi le principe de léconomie ecclésiastique pour encourager leur retour au sein de lÉglise.
Dans cet esprit, le canon 57 du Concile de Carthage stipule : « que les enfants en bas âge baptisés par les Donatistes et qui nont pu encore connaître labîme de leur erreur, si parvenus à lâge de raison et la vérité reconnue, ils détestent la perversion des Donatistes, ils seront reçus dans lÉglise catholique répandue dans tout lunivers par la simple imposition des mains comme le veut la règle ancienne ; ces mêmes enfants ne doivent pas se voir refuser laccès à lordre clérical à cause du nom de leur erreur précédente, puisquen venant à la vraie foi, ils admirent la véritable Église comme la leur ( ) quoique laudace mentionnée des hérétiques a leffronterie denseigner sous couvert de vérité certaines propositions contraires à la vérité. Mais comme ces saints mystères sont simples ( ) et que ce qui a dû être donné une fois, il nest pas permis de le renouveler : ayant anathématisé le nom de lerreur, ils seront reçus par limposition de la main dans le sein de lunique Église ( ) dans laquelle tous les sacrements sont reçus pour le salut éternel et la vie de lâme.
Ces sacrements procurent à ceux qui persistent dans lhérésie un plus grand châtiment de condamnation, car ce qui eût été pour eux un point plus lumineux à suivre vers la vie éternelle sils étaient dans la vérité, cela leur est dans lerreur un point plus obscur et plus abhorré. Ce sort, certains dentre eux lont fui et ayant reconnu les voies très droites de notre mère lÉglise catholique, ils ont cru par amour de la vérité à tous ces saints mystères et les ont embrassés. Pour ces personnes, lorsque le témoignage dune vie honnête sy ajoute, il est hors de doute que la carrière du ministère des saints mystères leur sera aussi ouverte ; surtout, dans la si grande nécessité des temps présents il ny a personne qui ne concède cela»26. Ainsi, le Concile de Carthage, au canon 68, délègue compétence aux évêques locaux de recevoir les clercs ordonnés chez les Donatistes qui se sont converti et désireux de réintégrer lÉglise «en gardant les mêmes dignités, à condition que lévêque ( ) pense que cela contribue à la paix entre chrétiens ( ) de sorte quaucun empêchement à lunion ne soit élevé ( )»27.
Manifestement, ces décisions conciliaires préparaient la proposition de lÉglise dAfrique du Nord dengager un dialogue théologique constructif avec les Donatistes pour supprimer les causes du schisme. Le canon 92 du Concile de Carthage détermine le formulaire, le mode et le but du dialogue : «Nous sommes venus vous rencontrer, envoyés officiellement par notre synode plénier, avec le désir davoir la joie de votre retour ; nous savons en effet la charité du Seigneur qui a dit : Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés fils de Dieu ; et il nous a rappelé par le prophète de dire même à ceux qui ne veulent pas se dire nos frères : Vous êtes nos frères. Ce rappel pacifique qui provient chez nous de la charité, vous ne devez pas nen faire aucun cas ; au contraire, si jamais vous estimez que vous êtes en possession de quelque vérité que ce soit, nhésitez pas à la défendre, je veux dire, que vous réunissiez un synode des vôtres et choisissiez dentre vous ceux à qui vous devriez confier la tâche dune telle justification, afin que nous puissions en faire autant. Je veux dire que de notre synode soient choisis ceux qui devront avec ceux que vous aurez choisis examiner en un lieu et temps déterminés, dans un esprit de paix, tout ce qui se rapporte à la question qui sépare votre communion de la nôtre ; et quenfin, avec laide du Seigneur notre Dieu, un terme soit mis à lerreur ancienne, de peur que des âmes faibles et des peuples ignorants ne soient perdus à cause de ce schisme sacrilège, dû à lobstination humaine. Car si vous acceptez cette proposition en esprit de fraternité, la vérité se montrera facilement ; mais si vous ne voulez pas le faire, votre mauvaise foi apparaîtra aussitôt ( )»28.
Les Donatistes ont cependant refusé la proposition dun dialogue de paix et se sont livrés à des violences contre les orthodoxes. Le Concile de Carthage a donc demandé à lempereur dOccident Honorius dintervenir pour faire appliquer le Décret de Théodose le Grand (380) et exercer des pressions pour les amener au dialogue destiné à rétablir lunité dans lÉglise dAfrique du Nord (canon 93).Deux cents ans plus tard, les susdits canons (Carthage 419) nappliquent plus le principe strict dacribie canonique, appliquée par le concile de Carthage réuni par Cyprien en 251, contre les Donatistes et les autres schismatiques, mais lacribie canonique est aussi exprimée par les canons des Apôtres concernant les hérétiques et les schismatiques.
Donc, elle est initialement appliquée comme mesure préventive ou curative, pour empêcher les membres de lÉglise dadhérer à de nouveaux schismes ou hérésies. Au contraire, une fois que ces hérésies ou schismes sont installés, on fait appel au principe déconomie ecclésiastique, pour empêcher que le mal nempire. Ainsi, au IIIe siècle, le schisme des Donatistes aurait pu être plus facilement jugulé, grâce au principe déconomie ecclésiastique. Néanmoins, la persistance sur le principe dacribie canonique, assortie de décisions ecclésiastiques sévères prises contre les Donatistes, a durci lattitude de ceux-ci face à lÉglise. Dès lors, les susdites décisions officielles nont pas eu la réponse désirée, voire due, de la part de ce schisme désormais puissant.
Or, aucun canon de Concile œcuménique na entériné le refus général prôné par les canons des Apôtres et les canons afférents du concile de Laodicée de reconnaître la validité du baptême administré par des hérétiques. Dans cet esprit on comprend pourquoi. Au contraire, les canons conciliaires ont consacré le principe de léconomie ecclésiastique pour examiner la validité du baptême des hérétiques (canon 7 du IIe Concile œcuménique et canon 95 du Concile œcuménique quinisexte). Bien que cette consécration nabolisse pas le principe dacribie canonique préconisé par les canons des Apôtres, elle rend difficile leur application dans la pratique de lÉglise. Ainsi, on ne les invoque quen période de crise affectant les relations de lÉglise orthodoxe avec les hétérodoxes, en refusant surtout de reconnaître la validité de leur baptême, puisque linterdiction de concélébrer avec les hétérodoxes sappuie sur une base ecclésiologique excluant toute dérogation par économie.
Certes, les canons du Concile de Carthage (419) nont pas épuisé léconomie ecclésiastique à la seule reconnaissance du baptême et du sacerdoce des Donatistes réintégrant le sein de lÉglise. Car la proposition conciliaire dengager un dialogue constructif, portant sur les causes de «séparation », impliquait aussi lautorisation de débattre dautres divergences théologiques pour obtenir le consensus désiré. Dans ce sens, le fond ecclésiologique régissant la question de lunité de lÉglise était, en même temps, le noyau de lextraordinaire importance du dialogue proposé. Dès lors, lobligation de rétablir lunité de lÉglise peut transcender les critères canoniques de léconomie ecclésiastique. Elle peut aussi remédier aux faiblesses théologiques connues de ceux, qui ont quitté lunité du corps ecclésial.
Basile le Grand naccepte pas quon applique inconsidérément léconomie ecclésiastique dans la reconnaissance du baptême des hérétiques «repentants» (canons 1 et 47). Pourtant, dans sa proposition dengager un dialogue constructif avec les ariens modérés, les pneumatomaques, il propose une base théologique minimale : pour les recevoir dans la communion ecclésiale, il faut que ceux-ci ne refusent pas le Credo de Nicée et évitent simplement de qualifier le Saint-Esprit de «créature», étant persuadé que les autres faiblesses théologiques seront guéries dans la communion ecclésiale :
«Nous nexigeons rien de plus et proposons aux frères qui veulent se joindre à nous la foi de Nicée. Sils lacceptent, demandons-leur encore dadmettre que lEsprit Saint ne doit pas être appelé créature, demandons-leur enfin que ceux qui lappellent ainsi ne soient pas reçus dans leur communion. En dehors de ces points jestime que nous ne devons rien rechercher. Je suis persuadé, en effet, quavec les relations plus longues et les discussions courtoises, sil faut que soit ajouté quelque nouvel éclaircissement, le Seigneur laccordera, lui qui fait coopérer toutes choses au bien de ceux qui laiment»29.
Les propositions de Basile le Grand concernant les pneumatomaquessaccordent avec celles du concile de Carthage (419) concernant les Donatistes. Cet accord est très important car il confirme que, en cas de dialogue constructif destiné à rétablir lunité de lÉglise, les critères stricts de la tradition orthodoxe étaient tempérés, permettant ainsi au philtre maternel de lÉglise d agir.Ainsi, Basile le Grand appelle «frères» les pneumatomaques, alors que le concile de Carthage persiste à donner aussi le qualificatif de «frères» aux Donatistes, «même à ceux qui ne veulent pas se dire nos frères»30 . Car, lÉglise étant la Mère des chrétiens, nabandonne jamais ses enfants égarés et elle prie sans cesse «pour lunion de tous».
Certes, lopiniâtreté intransigeante de certains hérétiques ou schismatiques suscite parfois des réactions dorgueil arrogant ou malveillant des courants zélotes existant au sein de lÉglise, surtout en période dépreuves du plérôme orthodoxe victime de leurs violences. Ces violences dont Basile le Grand et lÉglise dAfrique du Nord avaient pourtant fait lamère expérience nont pas ébranlé leur dû souci pour lunité de lÉglise. Plus spécialement, Basile le Grand a aussi été calomnié par les moines zélotes de Cappadoce, le taxant de crypto- pneumatomaque. Ils lui reprochaient le lien spirituel qui lunissait autrefois à Eustathe de Sébaste, le futur chef des pneumatomaques, mais aussi la terminologie vague de sa doctrine du Saint-Esprit. Les moines zélotes sobstinaient dans leurs calomnies, bien que saint Grégoire le Théologien eût résolument défendu la pureté de sa foi orthodoxe et son souci des membres égarés du corps ecclésial31.
Or, averti de ces calomnies, Athanase le Grand écrit aux ecclésiastiques et aux moines auteurs de ces dénonciations. Il y réfute leurs allégations, loue saint Basile et les luttes de celui-ci, destinées à ménager des solutions et à rétablir lunité de lÉglise. Cela bien que ces luttes comprennent aussi les lettres dexhortation, que Basile avaient adressées au très puissant archevêque dAlexandrie, lui faisant des remontrances sur son attitude passive, voire irréfléchie, face au schisme de lÉglise dAntioche, qui divisait lÉglise toute entière (362-398). Donc, Athanase le Grand affirme que léconomie ecclésiastique pratiquée par saint Basile à légard des pneumatomaques était louable et non pas critiquable. Il considère que celle-ci exprimait son sens élevé de responsabilité pastorale à légard des membres séparés du corps de lÉglise. Cela, bien que cette pratique fût incomprise ou méjugée par ses détracteurs clercs ou moines, qui cherchaient «à semer le trouble chez des intègres, sous prétexte de questions soulevées»32.
Ainsi, saint Athanase le Grand, dans sa lettre au prêtre Palladius, il souligne: «Selon ce que tu mas déclaré sur les moines de Césarée et que jai aussi appris de notre cher Dianios, ceux-ci sindignent et résistent à notre bien-aimé évêque Basile. Jai accepté ta déclaration et je leur ai souligné que, comme fils, ils doivent obéir à leur père et ne pas le contredire dans ce quil entreprend. Car, sil était soupçonné en matière de vérité, ils ont bien fait de le combattre. En revanche, sils sont confiants, comme nous le sommes tous, quil fait gloire à lÉglise, quil lutte pour la vérité et quil enseigne les repentants [= pneumatomaques], il ne faut pas combattre pareil homme, mais plutôt accepter sa bonne foi. Or, selon le récit du bien-aimé Dianios, ils semblent saffliger en vain. Car lui, jen suis sûr, partage la faiblesse des faibles [= pneumatomaques] pour les gagner. Quant à nos bien-aimés, considérant son but de la vérité et léconomie, quils louent le Seigneur davoir gratifié Cappadoce de pareil évêque que chaque pays souhaite avoir »33.
En effet, Saint Athanase tient ailleurs un discours encore plus dur contre les moines zélotes de Cappadoce, les adversaires de Basile le Grand : «Jai admiré laudace de ceux qui osent parler contre notre bienaimé évêque Basile le vrai serviteur de Dieu, car à cause de ces ragots, ils pourraient être accusés dexécrer aussi la confession des Pères »34. Donc, les moines, qui «semblent saffliger en vain», critiquaient la hiérarchie ecclésiastique responsable de pratiquer léconomie à légard de ceux qui étaient séparés de lunité du corps ecclésial. Or, cette critique irréfléchie risque toujours dêtre qualifiée non seulement de ragots irresponsables, mais aussi de mépris du modèle des Pères éminents de lÉglise.
Ainsi, aux termes du canon 45 des Apôtres, du canon 33 de Laodicée et des autres canons afférents, interdiction est faite aux orthodoxes de prier avec les hétérodoxes, mais de ce qui précède, il ressort que le vrai sens de cette interdiction exprime le souci pastoral de lÉglise de neutraliser les méthodes illégitimes des hérétiques exercées, au IVe siècle, aux dépens des fidèles orthodoxes. Dautre part, cette interdiction navait pas le sens quon leur attribue arbitrairement, cest-à-dire une interdiction générale de toute prière commune avec les hétérodoxes, car conformément à leur esprit et à leur lettre, ces canons concernent :
Premièrement, uniquement la divine Liturgique qui, au IVe siècle, était la même chez les orthodoxes et les hétérodoxes, et quelle constituait leur principale cérémonie cultuelle, célébrée dans des assemblées séparéesde la divine Liturgie du corps ecclésial divisé.
Deuxièmement, uniquement le fait pour les ecclésiastiques orthodoxes de concélébrer ou officier avec les hérétiques durant la divine Liturgie; concélébration interdite pour des raisons ecclésiologiques sérieuses.
Troisièmement, uniquement le fait pour les fidèles orthodoxes de participer et, à plus forte raison, de communier à la divine Liturgie célébrée par des hérétiques, et réciproquement ; interdiction faite pour les mêmes raisons ecclésiologiques.
Quatrièmement, uniquement le fait pour les hérétiques de fréquenter la divine Liturgie orthodoxe après le baiser de paix, cest-à-dire lorsque le sacrement de la divine Eucharistie était célébré ; sauf si ceux-ci manifestaient expressément leur volonté de réintégrer la communion ecclésiale.
Cinquièmement, le fait pour les hérétiques de fréquenter librement léglise avec les orthodoxes, durant la première partie de la divine Liturgie, cest-à-dire jusquau baiser de paix ; cela conformément au modèle de participation des catéchumènes ou des pénitents, dans lespoir dencourager leur retour au sein de lÉglise.
Sixièmement, le fait que ces critères canoniques pratiqués de tout temps par lÉglise sappliquent aussi à toute initiative de dialogue destiné à rétablir lunité delÉglise ; ce qui implique évidemment la prière commune des représentants des Églises partenaires au dialogue.
Septièmement, le fait que ces critères trouvent aussi leur application cohérente dans le dialogue œcuménique contemporain pour lunité des chrétiens. Ils sont appliqués concernant linterdiction stricte de concélébrer avec les hétérodoxes. Ils sont aussi appliqués concernant la liberté de participer à la prière commune pour lunité ou à des cérémonies cultuelles des Églises engagées dans le dialogue théologique officiel ; cela pour soutenir, voire renforcer les perspectives de celui-ci.
Huitièmement, toute interprétation tendancieuse, sinon arbitraire, prônant une soi-disant interdiction générale de prier avec les hétérodoxes, car cela soppose au véritable sens des canons allégués, à leur lettre obscure et à leur esprit clair. Ces canons tolèrent sinon encouragent la prière commune pour renforcer la volonté exprimée dengager un dialogue théologique constructif destiné à rétablir lunité du corps ecclésial.
Manifestement, la solution canonique de la question était dictée par lobligation de veiller constamment à lunité de lÉglise. LÉglise a toujours encouragé les exclus de la communion ecclésiale (catéchumènes, pénitents, schismatiques et hérétiques), à participer à la première partie de la divine Liturgie, et jusquau baiser de paix. Son but était de renforcer leur désir exprimé ou latent de réintégrer le corps de lÉglise. Elle permettait aussi aux hérétiques de participer même à la seconde partie de la divine Liturgie, cest-à-dire au sacrement de la divine Eucharistie, à condition quils expriment leur volonté de réintégrer la communion orthodoxe. Or, aujourdhui, les dialogues théologiques bilatéraux et multilatéraux, engagés avec les hétérodoxes au sein du Mouvement œcuménique contemporain, ouvrent justement cette perspective.
En effet, concernant la prière avec les hétérodoxes, le véritable sens des saints canons a la même portée : il concerne aussi la vie cultuelle des participants au dialogue, destiné à lunité des chrétiens, notamment durant les rencontres officielles des Commissions théologiques. Car, «cela ne fait aucun mal». Car, dautre part, le fait de fréquenter la divine Liturgie orthodoxe renforce leur désir de participer aussi au calice commun. Ainsi, toute contestation de cette perspective, sous nimporte quel prétexte, soppose non seulement à la vraie volonté des saints canons, mais aussi à la mission contemporaine de lÉglise orthodoxe, qui doit porter témoignage, à qui le demande, de ce que la tradition orthodoxe préconise, en matière dunité du corps ecclésial, des présupposés, des critères et des conséquences positives de cette unité pour que le message chrétien rayonne dans le monde contemporain.
IV. Lopportunité et lactualité des saints canons
LÉglise, étant la source des saints canons, ne saurait en être sujet ou objet, puisque tous les canons ont pour objet ses membres : ecclésiastiques, moines et laïcs, et pour objectif, la cohésion fonctionnelle du corps ecclésial en appliquant leur esprit de façon stricte ou indulgente, suivant le cas. Ainsi, malgré laustérité des canons des Apôtres et des canons du Concile de Laodicée, lÉglise a toujours pratiqué, dans ses relations avec les hétérodoxes, le principe de léconomie ecclésiastique valable pour le retour dhérétiques ou de schismatiques dans son sein. Or, elle a toujours reconnu la validité du Baptême même dhérétiques condamnés par des Conciles œcuméniques ; hérétiques qui annihilaient non seulement le mystère de la divine économie en Christ, mais aussi le mystère de lEglise35. Elle a suivi cette pratique, malgré le fait que les canons 46, 47 et 49 des Apôtres rejettent comme nul le baptême administré par des hérétiques.
Par conséquent, lÉglise, étant la source des saints canons, nest pas engagée par leur lettre, car elle possède lautorité absolue dinterpréter leur esprit, suivant les exigences pastorales ou les besoins spirituels de chaque époque, sans nuire à la vigueur des canons interprétés. Ainsi, les relations de lÉglise avec les corps ecclésiaux formés en dehors de ses limites canoniques, ont toujours été appréciées par rapport au sacrement du Baptême et elles ont toujours fonctionné par rapport au sacrement de la divine Eucharistie. Ce sont les deux sacrements, qui manifestent par excellence lunité et la communion des membres du corps ecclésial, entre eux et avec le chef divin de lÉglise.
Le degré de validité du Baptême administré par ces corps (nul, valide, efficace) déterminait, en règle générale, leur qualificatif par rapport à lÉglise (hérésie, schisme, conciliabule, etc.). Il déterminait aussi le mode de leur retour à la communion ecclésiale ( rebaptême, re-onction, libelle de foi). Ainsi, lÉglise appréciait la validité du Baptême administré par eux, après leur scission du corps de lÉglise, en appliquant strictement lacribie canonique pour éviter aux membres de lÉglise de ségarer (nul, voire non avenu). En revanche, lÉglise envisageait leur retour au sein de lÉglise en appliquant par clémence le principe de léconomie ecclésiastique pour faciliter le rétablissement de lunité du corps ecclésial (existant et valide).
Ces distinctions canoniques ont été consacrées par des décisions émanant des Conciles œcuméniques et par la pratique séculaire de lÉglise. Manifestement, elles influençaient, directement ou indirectement, lattitude de lÉglise durant la période intermédiaire, au cours de laquelle elle prenait ou encourageait des initiatives ou des contacts avec ceux, qui avaient fait scission: surtout avec les hérétiques les plus proches de lÉglise et avec les schismatiques. Ces initiatives prises par lÉglise découlent de son obligation de veiller sur lunité de son corps. Elles pouvaient néanmoins créer surtout en période dâpres controverses théologiques des confusions indésirables parmi les fidèles, sagissant de discerner les limites entre la foi orthodoxe et les écarts hérétiques, dautant plus lorsque ces initiatives étaient intégrées dans la vie liturgique de lÉglise.
Ainsi, au IVe siècle, durant les violentes querelles ariennes, la distinction entre orthodoxie et hérésie était abolie par le simple ajout au terme «homoousien» du Credo de Nicée dun simple iota, cest-à-dire en remplaçant ce terme par celui de «homo(i) ousien», cher aux sympathisants de larianisme. Cependant, cet iota confondait entièrement lorthodoxie et lhérésie arienne. Dès lors, il y avait manifestement risque que des évêques ariens égarent les simples croyants. La hiérarchie ecclésiastique devait donc impérativement faire une distinction liturgique stricte entre le corps ecclésial orthodoxe et les groupes ariens aux multiples noms.
En effet, au IVe siècle, la divine Liturgie était la même pour tous (orthodoxes et hérétiques), mais les officiants alternaient habituellement. De préférence, les empereurs sympathisants de larianisme imposaient aux Églises locales les évêques ou les autres ecclésiastiques partageant leurs idées, quils soient ou non déposés ; par exemple, les évêques disciples dArius ou Arius lui-même. La tradition canonique défendait strictement aux orthodoxes de concélébrer avec des hérétiques. Cette interdiction était pourtant transgressée par de simples fidèles, mais aussi par des ecclésiastiques orthodoxes qui cédaient aux pressions exercées par la politique proarienne de lempereur et des organes administratifs de lempire. Les sympathisants de larianisme tentaient systématiquement de porter les confusions dans la divine Liturgie, qui présuppose la confession commune de la foi orthodoxe. Or, cet effort systématique explique la sévérité des canons des Apôtres et des canons du concile de Laodicée, fustigeant tout écart arbitraire des ecclésiastiques et des laïcs orthodoxes.
Donc, le canon 45 des Apôtres interdit aux ecclésiastiques orthodoxes de «prier ensemble» avec des hérétiques ou de permettre à des clercs hérétiques dexercer quelque fonction de clerc, manifestement dans une église orthodoxe. Cette interdiction implique celle faite aux orthodoxes dexercer pareille fonction dans les églises contrôlées par les hérétiques. Car, la division multiple du corps ecclésial en plusieurs groupes hérétiques au moyen de hiérarchies parallèles était accompagnée doccupation violente déglises. Ainsi, les orthodoxes de Constantinople navaient pas déglise propre pour leurs cérémonies cultuelles jusquà larrivée de saint Grégoire le Théologien (379).
En effet, saint Grégoire na pas trouvé à Constantinople de croyants orthodoxes, tenant leur propre assemblée liturgique. Cependant, la célébration de la divine Liturgie par des orthodoxes et des hérétiques rendait imprécis, voire indiscernables, les limites théologiques de leur différence. Dailleurs, les sources du IVe siècle confirment le fait suivant : Occupant les églises des villes, les hérétiques utilisaient celles-ci pour imposer leur hérésie aux croyants orthodoxes. Ils usaient aussi de plusieurs moyens de pression pour obliger les ecclésiastiques orthodoxes de participer à leurs cérémonies cultuelles. Ainsi, le concile de Laodicée (canon 33, et canons afférents 6, 9 et 32) a donc interdit aux fidèles orthodoxes de participer aux cérémonies cultuelles des hérétiques, pour des raisons pastorales.
Or, appuyés par le pouvoir public, les hérétiques très puissants ont axé sur les églises et les cérémonies cultuelles leur propagande pour faire du prosélytisme. Il a donc fallu centrer la sollicitude pastorale sur les églises et les cérémonies cultuelles, qui y étaient célébrées, pour dénigrer les hérétiques : dune part, en refusant la validité du Baptême administré par eux, dautre part, en interdisant aux ecclésiastiques orthodoxes de concélébrer avec des clercs hérétiques et aux fidèles orthodoxes de participer ou dassister aux cérémonies cultuelles officiées par des hérétiques, pour éviter quils soient ainsi égarés.
Il est significatif que la confiscation des églises des hérétiques sobstinant dans leur hérésie et leur restitution aux orthodoxes, en application de l édit de Théodose le Grand (380) imposant le symbole de la foi de Nicée, ont anéanti linfluence arienne. Ainsi, après la restitution de toutes les églises aux orthodoxes, les critères canoniques stricts dacribie canonique préconisés par les canons des Apôtres et par ceux du concile de Laodicée, concernant la validité du Baptême ou les relations avec les hérétiques ont été remplacés par les critères canoniques plus cléments déconomie ecclésiastique. Cela, pour faciliter le retour au sein de lÉglise des hérétiques désormais réduits à limpuissance, comme cela ressort des critères indulgents préconisés par le canon 7 du IIe Concile œcuménique (381).
Dans ce sens, lesdits canons36 sappliquent seulement par analogie à la question contemporaine, relative aux relations de lÉglise orthodoxe avec le Mouvement œcuménique, visant à lunité des chrétiens. Or, ne concernant que le cas de «concélébration», ils sont aujourdhui appliqués conformément à lesprit clair de ces canons et non pas évidemment à leur lettre obscure, car :
Premièrement, lesdits canons concernent des hérétiques officiellement condamnés comme tels par lÉglise. En revanche, les catholiques romains, les vieux-catholiques, les anglicans et les protestants ne sont pas condamnés comme hérétiques par lÉglise orthodoxe moyennant un acte ecclésiastique officiel. Cela, en application évidente du principe de léconomie ecclésiastique et dans lespoir de leur retour à la communion ecclésiale. Or, le qualificatif dhérétique est une allégation sans fondement, puisque seule lÉglise peut, moyennant un acte officiel, qualifier dhérétiques ou de schismatiques, tous les corps chrétiens existant en dehors de ses limites.
Deuxièmement, lesdits canons condamnaient des actes unilatéraux commis arbitrairement par certains évêques ou prêtres orthodoxes ; actes transgressant lordre canonique et commis sans approbation conciliaire préalable. En revanche, la participation de lÉglise orthodoxe au Mouvement œcuménique a été longuement préparée et approuvée par la hiérarchie de toutes les Églises orthodoxes, comme servant leurs propres intérêts dans des temps difficiles. Elle a donc été unanimement soutenue par les Conférences panorthodoxes37 et les Conférences panorthodoxes préconciliaires38.
Troisièmement, lesdits canons concernaient surtout les hérétiques qui sobstinaient de façon intransigeante dans leur hérésie et qui ne manifestaient aucun désir dengager le dialogue avec lÉglise pour guérir ce qui avait causé leur scission de la communion ecclésiale. En revanche, le principe constitutionnel du Mouvement œcuménique cest de créer les conditions adéquates permettant de promouvoir le Dialogue multilatéral et les Dialogues théologiques bilatéraux. Cela pour rétablir lunité ecclésiale, à laquelle sopposent ceux, qui allèguent ces canons de façon irréfléchie ou arbitraire.
Quatrièmement, les hérétiques cités dans lesdits canons agissaient à lintérieur des limites des Églises locales et ils étaient avérés, ayant été officiellement condamnés comme tels. En revanche, la séparation quasi-millénaire des Églises dOrient et dOccident a été aggravée par le prosélytisme peu fraternel de lUniatisme romain et du Missionarisme protestant, pratiqué sur le corps éprouvé de lÉglise orthodoxe. Dès lors le soutien au Dialogue théologique constructif a besoin des contacts discrets, voire officiels, des chefs ecclésiastiques, bien que ces contacts dérangent les soi-disant défenseurs du plérôme orthodoxe.
Cinquièmement, lOrthodoxie na pas pâti de sa participation au COE ou aux Dialogues théologiques officiels engagés avec les autres Églises et Confessions chrétiennes. En revanche, avec due cohérence et sens de responsabilité, elle a toujours exposé à la chrétienté occidentale les critères pérennes de la tradition orthodoxe. Les Églises dOccident ont officiellement reconnu le fond théologique de la tradition patristique, de lexpérience liturgique et de la spiritualité ascétique de lÉglise orthodoxe. Cela ressort aussi de la Constitution dogmatique Lumen gentium et du Décret canonique sur lœcuménisme Unitatis redintegratio, émanant du Concile Vatican II39.
Sixièmement, les documents théologiques communs émanant des Dialogues engagés par lÉglise orthodoxe avec les vieux-catholiques, les anciennes Églises orientales, les catholiques romains, les anglicans, les luthériens et les réformés mettent en relief les thèses consacrées de la tradition orthodoxe sur les questions cruciales, ainsi que les points de divergence, par rapport aux thèses des hétérodoxes, dont lintérêt pour la tradition patristique et la théologie orthodoxe sest ainsi accru.
Septièmement, la participation de lÉglise orthodoxe au Mouvement œcuménique a été bénéfique à plusieurs titres à la grande Diaspora orthodoxe établie dans le monde chrétien. Les hétérodoxes ont soutenu cette Diaspora, non seulement pour parer immédiatement au problème des centres cultuels et aux multiples besoins pratiques des communautés orthodoxes nouvellement créées, mais aussi pour présenter la tradition orthodoxe dans les milieux hétérodoxes, plus spécialement le lien infrangible entre la confession de foi et lexpérience liturgique du corps ecclésial.
Ainsi, grâce à la grande Diaspora orthodoxe, lOrthodoxie a renforcé son rayonnement dans la chrétienté occidentale, et la théologie orthodoxe a apporté une contribution plus significative aux Dialogues multilatéraux et bilatéraux, destinés à promouvoir lunité des chrétiens. Car, venant à la divine Liturgie célébrée dans les paroisses orthodoxes de la région, les hétérodoxes ont pu se faire une idée plus précise du rapport mystagogique liant lexpérience liturgique à la vie spirituelle. Par conséquent, dans la sollicitude maternelle, quelle se doit de manifester envers ses membres séparés, lÉglise orthodoxe prie incessamment pour leur retour à lunité du corps ecclésial.
Donc, elle pratique toute économie ecclésiastique conforme à sa mission salvatrice pour garder la voie ouverte au dialogue constructif et faciliter ainsi leur retour à lautel commun ; autel sur lequel le mystère entier de la divine économie enChrist est célébré pour le salut de la race humaine. Grâce à son amour maternel pour tous ses membres, surtout pour ceux qui se sont séparés de son corps, lÉglise Orthodoxe associe la pratique de léconomie ecclésiastique à sa mission salvatrice. Elle le fait par lopération du Saint-Esprit, qui guérit les faiblesses et supplée aux carences. Or, dans cette économie, il ny a pas de place aux critiques irréfléchies ou arrogantes contre les hétérodoxes pour satisfaire à des visées intéressées et étrangères à la mission de lÉglise.
Ainsi, lÉglise non seulement ne «hait» ni ne «méprise» les hétérodoxes, mais, au contraire, elle vit continuellement comme une expérience traumatisante, cette amputation de sa chair. Dès lors, en priant incessamment pour lunion de tous, elle a toujours répondu à toute proposition de dialogue constructif en vue de lunité. Dans ce sens, bien quelle condamne résolument lutilisation par les hétérodoxes de la divine liturgie pour égarer les fidèles orthodoxes, conformément à linterprétation correcte des susdits canons40, lÉglise orthodoxe non seulement accepte la présence dhétérodoxes à la divine Liturgie orthodoxe, mais elle considère évident de prier avec eux au sein du Dialogue visant à rétablir la communion ecclésiale.
ΥΠΟΣΗΜΕΙΩΣΕΙΣ
1 Réunies par le Patriarcat œcuménique en 1961, 1963, 1964 et 1968.
2 Desiderata de Sofia, 1981
3 Desiderata de Sofia, 1981
4 En 2006
5 Thessalonique, 1998
6 IVe siècle
7 Fonti, Discipline générale antique, t. I, 2. Les canons des Synodes particuliers, p. 30.
8 Fonti, Discipline générale antique, t. I, 2. Les canons des Synodes particuliers, p. 30.
9 Rhallis- Potlis, Syntagma des Kanons, Athènes, 1852-59, II, 60.
10 Fonti, op. cit. p. 12
11 Fonti, ibidem, p. 13.
12 Rhallis- Potlis, op. cit. II, 14
13 Rhallis- Potlis, ibidem, II, 15
14 Fonti, op. cit. p. 31.
15 Rhallis- Potlis, op. cit. II, 61
16 Fonti , op. cit. p. 132.
17 Rhallis- Potlis, op. cit. III, 176.
18 Fonti, op. cit. p. 134.
19 Rhallis- Potlis, op. cit. III, 177-178
20 «On ne doit pas prier en commun [ συνεύχεσθαι ] avec les hérétiques et les schismatiques.»
21 Fonti, op. cit. p. 143
22 Idem.
23 Un ecclésiastique doit-il prier en présence dariens ou dautres hérétiques ou cela ne fait-il aucun mal lorsquil offre la prière, cest-à-dire loblation ?
24 Voir notamment les canons 11, 12, 13 et 14 du Ier Concile œcuménique.
25 Fonti, op. cit. p. 305-306.
26 Fonti, op. cit. p. 291-294.
27 Fonti, op. cit. p. 308-309.
28 Fonti, op. cit. p. 342-346.
29 Basile, Lettre 113, Aux prêtres de Tarse. Lettres choisies de saint Basile le Grand, traduits par M. labbé Auger, Lyon 2005, p. 16-17.
30 Canon 92, Fonti, op. cit. p. 344.
31 Lettre 58.
32 PG 26, 1165.
33 PG 26, 1168-1169
34 PG 26, 1168.
35 Canon 7 du IIe Concile œcuménique, canon 95 du Concile uménique quinisexte.
36 Canon 45 des Apôtres et canon 33 de Laodicée.
37 Réunies en 1961, 1963, 1964 et 1968.
38 Réunies en 1976, 1982, 1986, 2009 et 2015.
39 1962-1965.
40 Canons 10, 11, 45, 46, 64 des Apôtres ; canons 6, 9, 31, 32, 33 du concile de Laodicée ; canon 9 de Timothée dAlexandrie, etc.